Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/260

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d’aussi commun, d’aussi trivial, d’aussi peu conforme à la nature qu’un apothicaire. »

M. Jobling tira son jabot de fine baptiste, comme s’il voulait ajouter : « Parlez-moi d’un médecin, monsieur, voilà ce que j’appelle la nature en personne ; » et il regarda Jonas, attendant quelque observation.

Jonas n’était pas à même de poursuivre la conversation sur ce terrain ; il prit un étui à lancettes qui était sur la table, et l’ouvrit.

« Ah ! dit le docteur, qui se renversa dans son fauteuil, je les retire toujours de ma poche avant de me mettre à table. Mes poches sont un peu étroites : c’est gênant pour manger. Ha ! ha ! ha ! »

Jonas avait ouvert un des petits instruments étincelants, et l’examinait avec un regard aussi pénétrant que la fine lame elle-même.

« C’est de bon acier, docteur ; de bon acier ! hein ?

– Mais… oui, répondit le docteur, avec l’hésitation modeste d’un propriétaire. On pourrait ouvrir une veine assez lestement avec ça, monsieur Chuzzlewit.

– Il en a ouvert plus d’une déjà, n’est-ce pas ? »

Et Jonas regarda la lancette avec un intérêt croissant.

« Mais pas mal, mon cher monsieur, pas mal. Nous avons exercé dans une… dans une assez nombreuse clientèle, je crois pouvoir le dire, répondit le docteur avec une petite toux, comme pour dissimuler l’effort qu’il était obligé de faire malgré lui pour avouer une chose connue de tout le monde. Une assez nombreuse clientèle, répéta le docteur, et il approcha un verre de vin de ses lèvres.

– Est-ce qu’on pourrait couper le cou à un homme avec un instrument comme celui-ci ? demanda Jonas.

– Oh ! certainement, certainement, si on l’attrapait à la bonne place, repartit le docteur. C’est là l’essentiel.

– Où vous avez maintenant la main, hein ? » s’écria Jonas.

Et il se pencha pour regarder.

« Oui, dit le docteur, à la veine jugulaire. »

Jonas, dans son enjouement, fit soudain une entaille dans l’air, si près de la jugulaire du docteur, que celui-ci devint tout rouge. Alors Jonas, toujours dans le même esprit de badinage étrange, partit d’un grand éclat de rire discordant.

« Non, non, dit le docteur en secouant la tête : il ne faut pas jouer avec les instruments tranchants. Je me rappelle juste-