Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/325

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Ruth dit qu’autant qu’elle pouvait en juger, c’était un parti fort convenable.

« Je serais curieuse de savoir, dit miss Pecksniff avec une franchise loquace, si vous avez observé ou cru observer, dans un aussi court espace de temps, qu’il a une tendance à la mélancolie.

– Je l’ai vu si peu ! murmura Ruth.

– Non, non ; il ne faut pas que cela vous empêche de me répondre, répliqua miss Pecksniff ; je suis curieuse d’avoir votre avis. »

Ruth avoua qu’à première vue il lui avait fait l’effet d’être un peu triste.

« Vraiment ? dit miss Pecksniff. Eh bien ! c’est très-remarquable, tout le monde dit la même chose. Mistress Todgers dit la même chose ; et Auguste m’apprend que ces messieurs de la maison le plaisantent à ce sujet ; car je crois que, sans mes injonctions positives, ces plaisanteries eussent, plus d’une fois déjà, provoqué l’emploi des armes à feu. Et quelle est, selon vous, la cause de cette apparence de tristesse ? »

Ruth pensa à plusieurs choses, telles que sa digestion, son tailleur, sa mère, etc. Mais elle n’en exprima aucune, et préféra s’abstenir d’exprimer une opinion à ce sujet.

« Ma chère, dit miss Pecksniff, je ne voudrais pas qu’on le sût, mais je vous le confierai à vous, parce que je connais votre frère depuis bien des années : j’ai refusé Auguste trois fois. C’est une nature aimable et sensitive ; il est toujours prêt à verser des larmes quand on le regarde, ce qui est tout à fait charmant ; et il ne s’est jamais remis des suites de ma cruauté. Car c’était vraiment cruel, dit miss Pecksniff avec une candeur repentante qui eût orné le diadème de son papa. Il n’y a aucun doute à cet égard. Je ne puis maintenant songer à ma conduite passée sans rougir. Je l’ai toujours aimé ; je sentais qu’il ne m’était pas indifférent, comme la foule de jeunes gens qui avaient recherché ma main, et que ce n’était pas du tout la même chose. Alors quel droit avais-je de le refuser trois fois ?

– C’était mettre sa fidélité à une rude épreuve, sans doute, dit Ruth.

– Ma chère, répondit miss Pecksniff, c’était mal ; mais tel est le caprice, telle est l’étourderie de notre sexe. Que je vous serve de leçon. Ne mettez pas à l’épreuve les sentiments de celui qui vous fera une offre de mariage, comme j’ai mis à