Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/362

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sans Mark c’est tout au plus si celui-là serait vivant pour en faire le récit.

– Mark ! dit Tom Pinch avec énergie, si vous ne vous assoyez pas à l’instant, vous allez me faire jurer contre vous.

– Eh bien ! monsieur, répondit Tapley, je préfère vous obéir. La jovialité d’un homme n’a que trop à souffrir d’un aussi bon accueil : mais un verbe est un mot qui exprime qu’on est, qu’on fait ou qu’on souffre quelque chose (car c’est tout ce que j’ai appris de la grammaire, et je ne demande pas d’en savoir davantage). Eh bien ! il y a un verbe vivant : je suis ce verbe. Car je suis, je fais quelque chose parfois, et je souffre toujours.

– Quoi ! vous n’êtes pas encore jovial ? demanda Tom avec un sourire.

– Eh bien ! si, répondit Tapley, je l’étais, monsieur, de l’autre côté de l’eau, et ce n’était pas tout à fait sans mérite. Mais la nature humaine conspire contre moi, et je ne puis avoir le dessus. Je laisserai dans mon testament cette inscription destinée à être gravée sur ma tombe : « Ci-gît un homme qui aurait pu joliment réussir s’il avait eu de la chance. Mais cette chance lui a été refusée. »

M. Tapley se mit à regarder autour de lui en riant, puis il attaqua le déjeuner avec un appétit qui n’exprimait pas le moins du monde des illusions détruites ou un désespoir insurmontable.

Pendant ce temps, Martin se rapprocha un peu de Tom et de sa sœur, et leur raconta tout ce qui s’était passé dans la maison de Pecksniff ; il ajouta en quelques mots un tableau sommaire des malheurs et des mécomptes qu’il avait subis depuis son départ d’Angleterre.

« Tom, dit-il enfin, je ne pourrai jamais assez vous remercier du soin fidèle avec lequel vous avez gardé le dépôt que je vous avais confié, assez reconnaître vos bons offices et votre désintéressement. En joignant les remercîments de Mary aux miens… »

Pauvre Tom ! le sang se retira de ses joues et y revint si violemment que c’était une véritable souffrance, et cependant ce n’était rien encore en comparaison de ce qu’il souffrait en son cœur, dont Martin rouvrait la blessure.

« En joignant les remercîments de Mary aux miens, je vous donne l’unique témoignage d’humble reconnaissance qu’il soit en notre pouvoir de vous offrir ; mais si vous saviez, Tom,