Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/420

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role lui manqua ; il ne put dire ce qu’il voulait, et personne ne l’entendit, excepté moi. Mais moi, je l’entendis, je l’entendis bien ! … »

Le vieux Martin, ainsi que les assistants, contemplaient Chuffey avec étonnement. Mme Gamp, qui n’avait rien dit encore, mais qui s’était blottie aux deux tiers derrière la porte, toute prête à s’enfuir, n’ayant fait entrer dans la chambre que l’autre tiers de sa personne, pour se ranger du côté du plus fort, se hasarda à s’avancer un peu plus, et fit remarquer avec un sanglot que M. Chuffey était bien « la plus digne créature du bon Dieu. »

« Il acheta les drogues, dit Chuffey étendant les bras vers Jonas, tandis qu’un feu extraordinaire brillait dans ses yeux et éclairait son visage ; il acheta les drogues sans doute, comme on vous l’a dit, et il les apporta à la maison. Il les mêla, regardez-le, avec quelque sirop dans une fiole, exactement comme on préparait la potion calmante pour la toux de son père, et les mit dans un tiroir du buffet, dans ce tiroir là-bas ; il sait bien quel tiroir je veux dire ! Puis il referma le tiroir à clef ; mais le courage lui manqua, ou bien son cœur fut touché ! … Jugez ! c’était son fils unique ! … Et il ne put mettre la fiole à l’endroit où mon vieux maître l’aurait prise vingt fois par jour. »

Le visage tremblant du vieillard parut ébranlé par la force de l’émotion. Cependant, avec le même feu dans les yeux, avec ses bras étendus, avec ses cheveux gris qui se dressaient sur sa tête, sa taille paraissait avoir grandi ; il avait l’air inspiré. Jonas baissait les yeux pour ne plus le voir, et se blottissait dans le fauteuil sur lequel il s’était appuyé jusque-là. Il semblait que cette terrible vérité, qu’il avait tant redoutée, fit enfin parler les muets eux-mêmes.

« Maintenant, s’écria Chuffey, je me rappelle tout, mot pour mot ! … Il mit la drogue dans ce tiroir, comme je l’ai dit. Il venait si souvent de ce côté, et d’un air si mystérieux, que son père en fit la remarque ; et, après qu’il se fût éloigné, il ouvrit le tiroir. Nous n’étions que nous deux ensemble, M. Chuzzlewit et moi, quand nous trouvâmes le mélange. M. Chuzzlewit le prit et le jeta à l’instant même ; mais, dans la nuit, il vint auprès de mon lit en pleurant, et me dit que son propre fils avait résolu de l’empoisonner. « Ô Chuff ! dit-il, ô mon cher vieux Chuff ! cette nuit, une voix a retenti dans