Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/76

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semble même, c’était l’homme tout entier qui s’était décoloré. Là où un trait de son caractère avait disparu, il n’avait pas été remplacé par un autre. Ses sens mêmes baissaient aussi. Il avait la vue moins bonne, l’oreille dure : il ne paraissait pas faire attention à ce qui se passait sous ses yeux, et restait profondément taciturne durant des jours entiers. Le progrès de cet affaissement fut si rapide, qu’il était à peu près consommé, avant qu’on eût commencé à s’en apercevoir. M. Pecksniff fut le premier à en faire la découverte, et, comme il avait le souvenir encore frais d’Anthony Chuzzlewit, il reconnut chez Martin les mêmes symptômes de décadence.

Pour un gentleman aussi sensible que M. Pecksniff, c’était un spectacle des plus douloureux. Il ne pouvait s’empêcher de songer à la possibilité d’un complot dirigé contre son respectable parent par des gens intéressés, et de prévoir que ses richesses pourraient tomber dans des mains indignes. Cette pensée lui donna tant de trouble qu’il résolut de s’assurer de la fortune entière, de tenir à distance les prétendants à la succession, et d’élever, à son profit, un rempart autour du vieux Chuzzlewit. Peu à peu il se mit à expérimenter si M. Chuzzlewit promettait de devenir un instrument entre ses mains : après s’être convaincu qu’il en était ainsi, et que le vieillard était comme une molle argile sous ses doigts plastiques, il ne fut plus occupé, la bonne âme ! qu’à rétablir son ascendant sur lui ; et, comme les premières épreuves qu’il faisait de son pouvoir réussissaient au delà de ses espérances, il commença à penser qu’il entendait déjà l’argent du vieux Martin sonner dans ses chères petites poches.

Cependant, quand M. Pecksniff réfléchissait là-dessus (et il avait trop de zèle pour ne pas y réfléchir souvent), quand il songeait, le cœur palpitant, à la marche des événements qui avaient mis dans ses mains le vieux gentleman pour la confusion des intrigants et le triomphe d’un caractère droit et honnête comme le sien, il sentait toujours qu’il avait dans Mary Graham une pierre d’achoppement. Le vieillard pouvait dire tout ce qu’il lui plaisait : M. Pecksniff n’en connaissait pas moins l’affection qu’il portait à cette jeune fille. Il savait que Chuzzlewit avait montré cet attachement dans mille petites circonstances ; qu’il aimait à voir Mary près de lui et ne se trouvait jamais à son aise quand elle était longtemps absente. Il avait bien fait serment, disait-on, de ne lui rien laisser dans son testament ; mais M. Pecksniff en doutait fort. Et