Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cherry avec toute la dignité d’un homme qui, par pure abnégation, a fait un pénible sacrifice, mais qui se console en songeant que la vertu trouve sa récompense en elle-même. Ce fut la première fois qu’ils se réconcilièrent depuis cette nuit difficile à pardonner, où M. Jonas, faisant fi de l’aînée, avait déclaré son amour pour la cadette, et où M. Pecksniff l’avait pourtant accueilli pour gendre, par des considérations de haute moralité.

Mais au nom du ciel, par quelle merveille (une merveille de plus dans cette illustre famille des sept merveilles du monde, tant vantées), par quelle merveille M. Pecksniff et sa fille étaient-ils au moment de se séparer ? Comment se faisait-il que leurs relations mutuelles eussent été altérées à ce point ? Pourquoi miss Pecksniff avait-elle été assez violente pour faire entendre qu’elle n’était ni aveugle ni imbécile, et qu’elle ne supporterait pas cela ? Serait-il bien possible que M. Pecksniff eût quelque velléité de se remarier, et que Charity, avec l’œil perçant d’une vieille fille, eût pénétré son dessein ?

Allons aux informations.

M. Pecksniff étant un homme irréprochable, sur lequel le souffle de la calomnie passait sans laisser de traces, comme tout autre souffle sur une surface polie, pouvait se permettre bien des choses impossibles au commun des mortels. Il connaissait la pureté des ses intentions : aussi, quand il avait une intention, il mettait à l’exécuter toute l’ardeur d’un honnête (ou d’un malhonnête) homme. Or, avait-il quelque motif puissant et palpable de prendre une seconde femme ? Oui, il en avait un, non pas un, mais deux, mais un grand nombre de motifs combinés.

Le vieux Martin Chuzzlewit avait subi par degrés un important changement : depuis la nuit où il était arrivé sous de si fâcheux auspices chez M. Pecksniff, il était devenu comparativement docile et maniable. M. Pecksniff avait attribué d’abord cette transformation subite à l’effet que la mort de son frère avait produit sur lui. Mais, à partir de ce jour, le caractère de Martin Chuzzlewit semblait s’être modifié par une progression régulière, et il avait fini par tomber dans une indifférence absolue pour toute autre personne que M. Pecksniff. Son air était le même qu’auparavant, mais son esprit était bien changé. Ce n’était pas que telle ou telle passion eût pris un caractère plus marqué ou plus adouci : c’était l’en-