Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/80

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Puisse ce jour être très-éloigné ! telle fut sa pieuse exclamation. Ah ! monsieur, si je pouvais dire quel profond intérêt je ressens pour vous et les vôtres ! Je veux parler de notre jeune et belle amie.

– C’est vrai, répondit Martin, c’est vrai ; elle a besoin d’avoir quelqu’un qui lui porte intérêt. J’ai eu tort de l’élever comme j’ai fait. Quoiqu’elle fût orpheline, elle eût trouvé pour la protéger quelqu’un qu’elle eût aimé en retour. Quand elle était encore enfant, je me complaisais dans la pensée qu’en satisfaisant ma fantaisie de la placer entre moi et de lâches intrigants, je lui avais rendu service. Maintenant c’est une femme, et je n’ai plus cette consolation. Elle n’a pas d’autre protecteur qu’elle-même. Je l’ai laissée dans un tel isolement du monde, que le premier chien venu peut la mordre ou la flatter traîtreusement. Et pourtant elle a besoin des égards les plus délicats. Ah ! oui, elle en a grand besoin.

– Si l’on pouvait changer sa position d’une manière définitive, monsieur ? suggéra M. Pecksniff.

– Comment cela pourrait-il s’arranger ? Voulez-vous que j’en fasse une couturière ou une gouvernante ?

– Le ciel me préserve de cette idée ! dit M. Pecksniff. Cher monsieur, il y a d’autres moyens, il y en a. Mais je suis trop ému et trop troublé en ce moment pour en dire davantage. Je sais à peine ce que je dis. Permettez-moi de remettre cette conversation à une autre fois.

– Seriez-vous malade ? demanda Martin avec anxiété.

– Non, non, s’écria Pecksniff. Non, permettez-moi de reprendre cet entretien une autre fois. Je vais faire un petit tour de promenade. Dieu vous bénisse ! »

Le vieux Martin lui rendit sa bénédiction et lui serra la main. Comme il s’éloignait et se dirigeait lentement vers la maison, M. Pecksniff resta à le regarder, parfaitement bien remis de sa dernière émotion que, chez un autre homme, on eût pu prendre pour un stratagème inventé afin de tâter le pouls à son malade. Quant au vieillard, à cette communication, sa physionomie avait si peu changé d’expression que M. Pecksniff, en le voyant s’éloigner, ne put s’empêcher de répéter :

« Quand je disais que je menais cet homme-là par le bout du nez ! »

Le vieux Martin s’était avisé de tourner la tête et de lui envoyer un salut amical ; M. Pecksniff lui répondit par le même geste.