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eux-mêmes « écriture des divines paroles ». Sur le célèbre caillou Michaux, parmi les principaux symboles de la religion chaldéenne, nous voyons le clou, élément fondamental du tracé adopté pour les caractères de l’écriture, placé sur un autel comme l’emblème du dieu Nisroch, l’intelligence, le verbe divin. Ainsi, à Babylone, on avait divinisé l’élément générateur des lettres. On voit le même fait se reproduire dans l’Inde, où le caractère d’origine phénicienne appliqué à écrire le sanscrit reçoit le nom de dévanagâri, « écriture divine », et où l’invention en est attribuée à Brahma ; chez les peuples germaniques et Scandinaves, où les runes, lettres de l’alphabet national, sont considérées comme essentiellement sacrées et douées d’une vertu magique, et où on les tient pour un présent d’Odin.

Bouleverser de fond en comble la constitution d’une écriture ainsi consacrée par la superstition religieuse, lui enlever absolument toute la part de symbolisme sur laquelle se fondait principalement son caractère sacro-saint, était une entreprise énorme et réellement impossible chez le peuple même où elle avait reçu une sanction si haute, car c’eût été porter une atteinte directe à la religion. La révolution ne pouvait donc s’accomplir qu’à la suite d’un changement radical dans l’ordre religieux, comme il arriva par suite des prédications du christianisme, dont les apôtres déracinèrent chez beaucoup de peuples (en Égypte, par exemple) les anciens systèmes d’écriture à l’essence desquels s’attachaient des idées de paganisme et de superstition ; ou bien par les mains d’un peuple nouveau, pour lequel le système graphique reçu du peuple plus anciennement civilisé ne pouvait avoir le même caractère sacré, qui par conséquent devait être porté à lui faire subir le changement décisif au moyen duquel il s’appliquerait mieux à son idiome, en devenant d’un usage plus commode.

Mais tous les peuples n’étaient pas à même de consommer l’invention de l’alphabet. Avant tout il fallait, pour faire ce grand pas, un peuple qui, par sa situation géographique, touchât à l’Égypte et eût été soumis à une profonde influence de la civilisation florissant sur les bords du Nil. C’est, en effet, seulement dans ces conditions qu’il pouvait prendre pour point de départ la découverte des Égyptiens, base indispensable du progrès dernier qui devait consister à bannir de l’écriture tout élément idéographique, à assigner un seul signe à la représentation de chaque articulation, enfin de cette manière à constituer pour la première fois un alphabet proprement dit.

Mais cette condition matérielle n’était pas suffisante. Il en fallait d’autres dans les instincts et le génie de la nation. Le peuple appelé à donner ainsi à l’écriture humaine sa forme définitive devait être un peuple commerçant par essence, un peuple chez lequel le négoce fût la grande affaire de la vie, un peuple qui eût à tenir beaucoup de comptes courants et de livres en partie double. C’est, en effet, dans les transactions commerciales que la nature même des choses devait nécessairement faire le plus et le plus tôt sentir les inconvénients, signalés par nous tout à l’heure, du mélange de l’idéographisme, ainsi que de la facilité de multiplier les homophones pour la même articulation, et conduire à chercher un perfectionnement de l’écriture dans sa simplification, en la réduisant à une pure peinture des sons au moyen de signes invariables, un pour chaque articulation.

Dans le monde ancien il n’y a eu qu’un peuple qui ait rempli à la fois les conditions que nous venons d’énumérer, voisinage de l’Égypte, action de l’influence égyptienne sur lui dès une époque très-reculée, et activité commerciale supérieure à celle de tout autre peuple de l’antiquité : ce furent les Phéniciens.

Ainsi les Phéniciens seuls, par la réunion de ces circonstances, étaient capables de tirer un dernier progrès de la découverte des Égyptiens, et de pousser la conception de l’alphabétisme à ses dernières conséquences pratiques, en inventant l’alphabet proprement dit. Ce fut, en effet, ce qui arriva, et la gloire du dernier et du plus fécond progrès de l’art d’écrire appartient en propre aux fils de Chanaan. Le témoignage de l’antiquité est unanime pour la leur attribuer.

Qui ne connaît les vers tant de fois cités de Lucain ?

Phoenices primi, famae si creditur, ausi
Mansuram rudibus vocem signare figuris.
Nondum flumineas Memphis contexere biblos
Noverat ; et saxis tantum, volucresque feraeque,
Sculptaque servabant magicas animalia linguas
[1].

Pline dit également : Ipsa gens Phoenicum in magna gloria litterarum inventionis[2]. Clément d’Alexandrie : Φοίνικας καὶ Σύρους γράμματα ἐπινοῆσαι πρώτους[3]. Pomponius Mela se sert des termes suivants : Phoenicen illustravere Phoenices, sollers hominum genus, et ad belli pacisque munia eximium ; litteras et litterarum opera, aliasque etiam artes, maria navibus adire, classe confligere, imperitare gentibus, regnum praeliumque commenti[4]. Enfin, pour nous borner aux témoignages considérables et laisser de côté ceux d’une valeur secondaire, on se souvient des expressions de Diodore de Sicile : Σύροι εὑρεταὶ τῶν γραμμάτων εἰσί[5].

Ici les témoignages littéraires sont pleinement confirmés par les découvertes de la science moderne. Nous ne connaissons aucun alphabet proprement dit antérieur à celui des Phéniciens, et tous ceux dont il existe des monuments, ou qui se sont conservés en usage jusqu’à nos jours, procèdent plus ou moins directement du premier alphabet, combiné par les fils de Chanaan et répandu par eux sur la surface du monde entier.

Mais si les Phéniciens, comme nous sommes amenés à le reconnaître par ce qui précède, bien que n’ayant pas inventé le principe des lettres alphabétiques, furent les premiers à l’appliquer dans ses dernières conséquences, en rendant l’écriture exclusivement phonétique, et composèrent le premier alphabet proprement dit, où en puisèrent-ils les éléments ?

Deux systèmes principaux ont été produits à ce sujet.

Le premier, auquel se rangeait encore Gesenius, tendait à considérer les lettres phéniciennes comme sans rapport avec les autres systèmes graphiques des âges primitifs et découlant d’un hiéroglyphisme dont les figures originaires seraient expliquées par les appellations de la nomenclature conservée à la fois chez les Grecs et chez les Hébreux.

Ce système, fort spécieux tant que l’immortelle découverte de Champollion n’avait pas révélé l’existence de l’élément alphabétique dans les hiéroglyphes égyptiens, a été depuis lors généralement abandonné des savants, dont la tendance a été plutôt de chercher en Égypte l’origine des caractères phéniciens. Et en effet, si la tradition antique est

  1. Lucan. Pharsal. III, 220-224.
  2. Hist. nat. V, 12, 13.
  3. Stromat. I, 16, 75.
  4. De sit. orb. I, 12.
  5. Diod. Sic. V, 74.