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unanime à présenter les Chananéens comme les auteurs du premier alphabet, une masse imposante de témoignages indique leurs lettres comme puisées à la source du système graphique des Égyptiens. Un célèbre passage de Sanchoniathon^^8 nomme Taauth, c’est-à-dire Thoth-Hermès, représentant de la science égyptienne, comme le premier instituteur des Phéniciens dans l’art de peindre les articulations de la voix humaine. Platon^^9, Diodore^^10, Plutarque^^11, Aulu-Gelle, prouvent la perpétuité de cette tradition. Tacite enfin, qui nous a conservé le nom de Ramsès comme étant celui du pharaon conquérant dont les prêtres expliquaient les victoires représentées sur les murailles des édifices de Thèbes, Tacite se montre également bien informé sur l’origine des signes de l’alphabet chananéen, lorsqu’il dit que les lettres ont été originairement apportées d’Égypte en Phénicie : Primiper figuras animalium Aegyptii sensus mentis effingebant (ea antiquissima monumenta memoriae humanae impressa saxis cernuntur) et litterarum semet inventores perhibent. Inde Phoenicas, quia mari praepollebant, intulisse Graeciae, gloriamque adeptos, tanquam repererint, quae acceperant^^12.

En présence de ces témoignages et de la certitude désormais possédée de l’existence du principe fondamental de l’alphabétisme chez les Égyptiens nombre de siècles avant la formation du premier alphabet chez les Phéniciens, l’origine égyptienne des signes adoptés par les fils de Chanaan pour peindre les diverses articulations de la parole ne paraît guère pouvoir être mise en doute.

M. de Rougé a achevé de la démontrer dans un mémoire encore inédit dont on trouve une analyse développée dans les Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres^^13. Le système fondamental en consiste à laisser entièrement de côté la nomenclature hébraïque et grecque, et à considérer chaque lettre phénicienne comme devant provenir d’un signe égyptien exprimant, sinon d’une manière exactement précise la même articulation, du moins la plus analogue.

En effet, si toutes les vraisemblances indiquent que les Phéniciens ont dû former leur alphabet sous l’influence et ii l’imitation du principe de l’alphabétisme inauguré par les Égyptiens, qui seulement n’avaient pas su le dégager du mélange avec une forte proportion de signes encore idéographiques, il n’est guère probable que ce peuple aurait emprunté à l’Égypte le dessin de ses lettres sans y puiser en même temps les valeurs qu’ils leur assignaient. Lorsque les Japonais ont tiré de l’écriture chinoise les éléments de leurs syllabaires, ils n’ont point procédé de cette manière ; ils ont pris au système graphique de l’Empire du Milieu les valeurs en même temps que les figures. Or, il ne serait pas naturel de supposer que les Phéniciens aient agi par rapport à l’écriture égyptienne autrement que les Japonais par rapport à l’écriture chinoise, lorsque le but qu’ils poursuivaient et les résultats qu’ils atteignirent étaient exactement les mêmes, la suppression de tout élément idéographique dans l’écriture, et sa réduction à un pur phonétisme employant un petit nombre de signes invariables, sans homophones.

Il suffit de regarder les caractères de l’alphabet phénicien pour acquérir la certitude que, s’ils ont été empruntés à l’Égypte, ils ne peuvent procéder directement des hiéroglyphes, mais seulement de la tachygraphie appelée Idératique. Mais il y a au moins Jeux types fondamentaux et bien

8 ap. Euseb. Praep. euang. I, 10 ; p. 22, éd. Orelli.

9 Phaedr. 59.

10 Diod. Sic. I, 69.

distincts de cette tachygraphie. L’un nous est constamment offert par les papyrus du temps de la xviii" et de la xix= dynastie, et prit son origine dans la grande renaissance de toutes les institutions égyptiennes qui suivit l’expulsion des Pasteurs. L’autre était en usage avant l’invasion de ces conquérants étrangers et l’interruption qu’elle produit dans l’histoire d’Égypte, coupée par cet événement en deux parties que l’on a appelées l’ancien et le nouvel empire.

L’invention de l’alphabet phénicien, bien qu’on ne puisse en préciser la date, est évidemment, d’après tous les indices, un fait trop ancien pour que l’on doive mettre en parallèle avec les lettres de cet alphabet, et considérer comme ayant pu leur servir de types, les caractères de l’hiératique égyptien postérieur à la xvni= dynastie ; d’après toutes les vraisemblances historiques, c’est seulement l’hiératique de l’ancien empire qui a pu être la source de l’écriture des fils de Chanaan. Or, c’est précisément en prenant ce type le plus ancien de l’hiératique que l’on trouve à faire les rapprochements les plus séduisants entre les formes des signes exprimant les articulations correspondantes chez les Égyptiens et chez les Phéniciens.

Dans le type des papyrus de la xviii" et de la xix= dynastie, plusieurs des ressemblances les plus frappantes se sont évanouies déjà, évidemment par suite de la marche divergente que les deux peuples suivirent dans les modifications successives du tracé de leurs écritures.

Nous venons de parler de la comparaison des signes exprimant les articulations correspondantes chez les Égyptiens et chez les Phéniciens. La nécessité rigoureuse de se restreindre absolument à ces comparaisons constitue la règle fondamentale des recherches de M. de Rougé. Les rapports politiques et commerciaux entre l’Égypte et les populations de race sémitique qui touchaient immédiatement à sa frontière, étaient si fréquents et si étroits, que les hiérogrammates avaient presque à chaque instant l’occasion de tracer avec les lettres égyptiennes, dans les pièces qu’ils rédigeaient, des mots ou des noms propres empruntés aux idiomes sémitiques. De ces occasions et du besoin qu’elles faisaient naître était résulté, par une conséquence naturelle et presque inévitable, l’établissement de règles fixes d’assimilation entre les articulations de l’organe sémitique et celles de l’organe égyptien. Il y en avait un certain nombre de communes et d’exactement semblables entre les deux ordres d’idiomes ; pour celles-ci, point n’avait été de difficulté. Les hiérogrammates les rendaient par les phonétiques ordinaires dont la prononciation était exactement semblable. Quant aux articulations qui ne se correspondaient pas d’une manière précise d’un côté et de l’autre, une convention générale et rigoureusement observée faisait transcrire chaque articulation de l’organe sémitique absente de l’organe égyptien, par les figures affectées à la représentation d’une certaine articulation de la langue de l’Égypte, que l’on avait considérée comme la plus analogue.

La concordance d’articulations ainsi établie dès une époque très-antique entre l’égyptien et les langues sémitiques doit être la base indispensable de toute comparaison entre les lettres phéniciennes et les signes de l’âge de l’ancien empire, pour en rechercher l’origine. Car, du moment qu’il a existé chez les Égyptiens des règles fixes pour la transcription des articulations sémitiques avec les phonétiques de leur écriture, on ne saurait en bonne critique

11 Quaest. conv. IX, 3.

12 Tac. Annal. XI, 14.

13. 1859, p. 115-124.