Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/429

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mise en couleurs, tous les vices d’un jeu languissant ou forcé.

Le terme de jeu, qui est propre au théâtre, et que je viens d’employer ici, parce qu’il rend bien mon idée, me rappelle une expérience que j’ai faite quelquefois, et dont j’ai tiré plus de lumières sur les mouvements et les gestes, que de toutes les lectures du monde. Je fréquentais jadis beaucoup les spectacles, et je savais par cœur la plupart de nos bonnes pièces. Les jours que je me proposais un examen des mouvements et du geste, j’allais aux troisièmes loges ; car plus j’étais éloigné des acteurs, mieux j’étais placé. Aussitôt que la toile était levée, et le moment venu où tous les autres spectateurs se disposaient à écouter, moi, je mettais mes doigts dans mes oreilles, non sans quelque étonnement de la part de ceux qui m’environnaient, et qui, ne me comprenant pas, me regardaient presque comme un insensé, qui ne venait à la comédie que pour ne la pas entendre. Je m’embarrassais fort peu des jugements, et je me tenais opiniâtrement les oreilles bouchées, tant que l’action et le jeu de l’acteur me paraissaient d’accord avec le discours que je me rappelais. Je n’écoutais que quand j’étais dérouté par les gestes, ou que je croyais l’être. Ah ! monsieur, qu’il y a peu de comédiens en état de soutenir une pareille épreuve ; et que les détails dans lesquels je pourrais entrer seraient humiliants pour la plupart d’entre eux ! Mais j’aime mieux vous parler de la nouvelle surprise où l’on ne manquait pas de tomber autour de moi, lorsqu’on me voyait répandre des larmes dans les endroits pathétiques, et toujours les oreilles bouchées. Alors on n’y tenait plus ; et les moins curieux hasardaient des questions, auxquelles je répondais froidement, « que chacun avait sa façon d’écouter ; et que la mienne était de me boucher les oreilles pour mieux entendre ; » riant en moi-même des propos que ma bizarrerie, apparente ou réelle, occasionnait, et bien plus encore de la simplicité de quelques jeunes gens qui se mettaient aussi les doigts dans les oreilles pour entendre à ma façon, et qui étaient tout étonnés que cela ne leur réussît pas.

Quoi que vous pensiez de mon expédient, je vous prie de considérer que si, pour juger sainement de l’intonation, il faut écouter le discours sans voir l’acteur, il est tout naturel de croire que pour juger sainement du geste et des mouvements, il faut considérer l’acteur sans entendre le discours. Au reste,