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ses petits-fils ; et mon époux, qu’il recevait avec bonté, a trouvé sa porte fermée depuis que je suis devenue sa femme. Il a été attaché à M. de Montmorin, évêque de Langres, pendant toute sa vie ; il est chanoine de la ville, et jouit d’un prieuré assez considérable pour lequel il a eu un procès que mon père a arrangé avec des peines incroyables. Plus il est injuste et plus je crains de le calomnier. Il a toutes les vertus qui tiennent du père dont il est né. Son revenu appartient aux pauvres ; chaque hiver un magasin de bois, de blé, de chandelle, de beurre, est ouvert à ses concitoyens ; il habille les pauvres, élève les enfants de ces malheureux ; un logement simple, le vêtement de son état le plus râpé, quelques dîners à son chapitre, voilà toute sa dépense ; le reste est le patrimoine des indigents ; mais il ne se permet pas de donner un écu à un parent ou à un pénitent. Une femme qu’il confessait lui demandait quelques secours : Choisissez, lui dit-il, ou le temporel ou le spirituel, je confesse ou je donne. Mon père fit un voyage il y a quinze ans dans sa ville. Un abbé Gauchat, objet des plaisanteries de Voltaire, tenta de rapprocher les deux frères ; mon père fit toutes les avances quoiqu’il fût son aîné. Le chanoine lui demanda une promesse de ne plus écrire contre la religion, mon père s’y engagea par une lettre qu’il lui écrivit ; il exigea qu’elle fût imprimée et que mon père y ajoutât une rétractation de tout ce qu’il avait fait précédemment ; mon père refusa, et la négociation fut au diable. Après la mort de mon père il fit demander ses papiers pour les jeter au feu ; ils étaient en Russie avec sa bibliothèque. Cette réponse le calma un peu, mais il est toujours dans la crainte qu’ils ne renaissent, et sa vieillesse est troublée par cette idée. La seule marque d’amitié qu’il m’ait donnée est d’avoir dit la messe pendant un an pour l’âme de la fille que j’ai perdue, et la même attention pour mon père[1].

En 1780, par une délibération de la ville, le maire et quatre échevins écrivirent à mon père pour lui demander son portrait qu’ils voulaient payer, exigeant seulement qu’il donnât à l’artiste le temps nécessaire. Mon père répondit comme il le devait à ses compatriotes ; il leur envoya son buste en bronze exécuté par M. Houdon. Il est placé dans la salle de l’hôtel de ville, sur une petite armoire contenant l’Encyclopédie et ses ouvrages. Le jour où il fut posé, ils don-

  1. Il sera souvent question de l’abbé et de sa sœur dans les Lettres à mademoiselle Voland.