Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/81

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aucune action de christianisme. Cependant, à force de me tourmenter, j’abattis ma serrure, et je me rendis à la porte du chœur, que je trouvai fermée, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premières. J’étais couchée à terre, la tête et le dos appuyés contre un des murs, les bras croisés sur la poitrine, et le reste de mon corps étendu fermait le passage ; lorsque l’office finit, et que les religieuses se présentèrent pour sortir, la première s’arrêta tout court ; les autres arrivèrent à sa suite ; la supérieure se douta de ce que c’était, et dit :

« Marchez sur elle, ce n’est qu’un cadavre. »

Quelques-unes obéirent, et me foulèrent aux pieds ; d’autres furent moins inhumaines ; mais aucune n’osa me tendre la main pour me relever. Tandis que j’étais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix ; et il ne me resta que celui que je portais à mon rosaire, qu’on ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus nécessaires, forcée de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accusée le matin de troubler le repos de la maison, d’errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenêtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait à l’étage au-dessus ; descendait l’étage au-dessous ; et celles qui n’étaient pas du complot disaient qu’il se passait dans ma chambre des choses étranges ; qu’elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chaînes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits ; qu’il fallait que j’eusse fait un pacte ; et qu’il faudrait incessamment déserter de mon corridor.

Il y a dans les communautés des têtes faibles ; c’est même le grand nombre : celles-là croyaient ce qu’on leur disait, n’osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à ma rencontre, et s’enfuyaient en criant : « Satan, éloignez-vous de moi ! Mon Dieu, venez à mon secours !… » Une des plus jeunes était au fond du corridor, j’allais à elle, et il n’y avait pas moyen de m’éviter ; la frayeur la plus terrible la prit. D’abord elle se