Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/82

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tourna le visage contre le mur, marmottant d’une voix tremblante : « Mon Dieu ! mon Dieu ! Jésus ! Marie !… » Cependant j’avançais ; quand elle me sentit près d’elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s’élance de mon côté, se précipite avec violence entre mes bras, et s’écrie : « À moi ! à moi ! miséricorde ! je suis perdue ! Sœur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal ; sœur Sainte-Suzanne, ayez pitié de moi… » Et en disant ces mots, la voilà qui tombe renversée à moitié morte sur le carreau.

On accourt à ses cris, on l’emporte ; et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie ; on en fit l’histoire la plus criminelle : on dit que le démon de l’impureté s’était emparé de moi ; on me supposa des desseins, des actions que je n’ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse s’était trouvée. En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu’on peut imaginer d’une femme et d’une autre femme, et moins encore d’une femme seule ; cependant comme mon lit était sans rideaux, et qu’on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai-je, monsieur ? Il faut qu’avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le cœur bien corrompu : elles savent du moins qu’on commet seule des actions déshonnêtes, et moi je ne le sais pas ; aussi n’ai-je jamais bien compris ce dont elles m’accusaient : et elles s’exprimaient en des termes si obscurs, que je n’ai jamais su ce qu’il y avait à leur répondre.

Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions. Ah ! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur préparez, si vous souffrez qu’ils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus décidée. Qu’on est injuste dans le monde ! On permet à un enfant de disposer de sa liberté à un âge où il ne lui est pas permis de disposer d’un écu. Tuez plutôt votre fille que de l’emprisonner dans un cloître malgré elle ; oui, tuez-la. Combien j’ai désiré de fois d’avoir été étouffée par ma mère en naissant ! elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu’on m’ôta mon bréviaire, et qu’on me défendit de prier Dieu ? Vous pensez bien que je n’obéis pas. Hélas ! c’était mon unique consolation ; j’élevais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j’osais