Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VIII.djvu/41

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t’en souvenir, depuis dix ans que nous sommes ici, trois fois nous avons éprouvé la même disette, et trois fois la Providence nous a sauvés.

LE PÈRE.

La Providence ! Il semble que sa bonté, qui se renouvelle sans cesse pour les plus viles créatures, se lasse pour l’homme.

LA MÈRE.

Prends garde, malheureux, tu vas blasphémer ! tu vas perdre l’unique avantage de ta situation, celui de te résoudre à ce que le maître absolu de tout a ordonné de toi, de tes enfants et de moi. S’il lui plaisait de disposer de nous, il faudrait subir l’arrêt qu’il aurait prononcé, et l’adorer en périssant, les yeux tournés et les mains tendues vers le ciel qu’il habite.

LE PÈRE.

Et tu es épouse, et tu es mère, et c’est ainsi que tu penses ?

LA MÈRE.

Ah ! mon ami, par pitié, épargne-moi ! soutiens un courage qui peut m’abandonner en un instant, cesse de secouer mes entrailles… Désespoir ! sentiment affreux, délire que le ciel envoie à l’infortuné dont il a arrêté la perte éternelle, non, tu n’entreras point dans mon cœur… Dieu ! je crois en toi, j’espère en toi, je m’adresse à toi, ton secours ne m’a pas encore manqué et il ne me manquera pas. Tu me conserveras le père malheureux de ces malheureux enfants, tu me conserveras ces enfants. Ta bienfaisance se manifestera avant que leurs cris inutiles viennent affliger mon oreille. Cela sera, cela sera. (Ici le père se prosterne devant la forêt.)

LA MÈRE.

Que fais-tu ?

LE PERE.

Ce Dieu en qui tu as mis ta confiance, il est là, j’ai entendu sa voix ; il a arrêté mon bras… (Il se relève.) Pardonne, mon amie.

LA MÈRE.

Ce n’est pas moi, qui ne suis rien, c’est un Être tout-puissant qui est tout, que tu viens d’offenser.