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togène dans son camp ; & lui ayant demandé comment il pouvoit s’occuper à son beau tableau sans crainte, & s’imaginer être en sureté au milieu des ennemis, Protogene lui répondit spirituellement, qu’il savoit que Démetrius ne faisoit pas la guerre aux arts ; réponse qui plut extrèmement au monarque, & qui sauva Rhodes. C’est Aulugelle, liv, XV. ch. iij. qui rapporte ce fait, un des plus frappans que l’histoire nous ait conserve. Cet évenement d’un tableau qui opere le salut d’une ville, est d’autant plus singulier, que le peintre vivoit encore ; & l’on sait assez que d’ordinaire les hommes attendent la mort des auteurs en tout genre, pour leur donner les éloges les plus mérités, soit qu’un sentiment d’envie les conduise, soit qu’ils ne prisent que ce qu’ils n’ont pas la liberté de faire exécuter, le plaisir de voir naître sous leurs yeux, & que leur estime soit produite par le regret.

Apelle fit connoître aux Rhodiens le mérite des ouvrages de ce laborieux artiste ; car ayant offert d’acheter très-cherement tous ses tableaux, les compatriotes de Protogène ouvrirent les yeux sur cette offre qui étoit sérieuse, & payerent ses ouvrages comme ils le méritoient. Aristote, amateur des beaux arts autant que des sciences, & de plus ami de Protogène dont il estimoit les talens, voulut l’engager aux plus grandes compositions & aux plus nobles sujets d’histoire, comme à peindre les batailles d’Alexandre ; mais Protogène résista toujours à cette amorce dangereuse, & continua sagement de s’en tenir aux peintures de son goût & de son génie.

On sçait qu’Apelle & Protogene travaillerent ensemble à un tableau qui fut conservé précieusement. Ce tableau avoit été regardé comme un miracle de l’art ; & quels étoient ceux qui le considéroient avec le plus de complaisance ? C’étoient des gens du métier, gens en effet plus en état que les autres de sentir les beautés d’un simple dessein, d’en appercevoir les finesses, & d’en être affectés. Ce tableau, ou, si l’on veut, ce dessein avoit mérité de trouver place dans le palais des Césars. Pline, qui parle sur le témoignage des personnes dignes de foi, qui avoient vû ce tableau avant qu’il eût péri dans le premier incendie qui consuma le palais du tems d’Auguste, dit qu’on n’y remarquoit que trois traits, & même qu’on les appercevoit avec assez de peine ; la grande antiquité de ce tableau ne permettoit pas que cela fût autrement.

Il est à remarquer que s’il n’offroit à la vûe que de simples lignes coupées dans leur longueur par d’autres lignes, ainsi que M. Perrault se l’étoit imaginé, on en devoit compter cinq, & non pas trois. Le calcul est aisé a faire ; la premiere ligne refendue par une seconde ligne, & celle-ci par une troisieme encore, cela fait bien cinq lignes toutes distinctes, par la précaution qu’on avoit prise en les traçant, d’employer différentes couleurs. Une telle méprise dans une chose de fait, n’est que trop propre à faire sentir l’erreur de ceux qui cherchent sans cesse à rabaisser le mérite de l’antiquité.

Nous ne dirons rien de plus de la vie & des actions de ce grand peintre, sinon qu’il joignit, comme tant d’autres, l’exercice de la Sculpture avec celui de la Peinture. Du reste, Apelle lui reprochoit quelquefois de trop fatiguer ses ouvrages, & de ne sçavoir pas les quitter. Ce défaut a souvent jetté dans le froid quelques-uns de nos modernes. Apelle disoit à son ami, le trop de soin est dangereux ; mais la Peinture n’est pas la seule opération de l’esprit qui doit faire attention à ce précepte.

Pyreicus, dit Pline, arte paucis post ferendus, & sur-tout du côté de la beauté du pinceau ; mais il a dégradé son mérite, tonstrinas sutrinasque pinxit ; aussi fut-il nommé rhyparo graphos, c’est-à-dire bas & ignoble.

Nous pouvons donner cette épithete à presque

tous les peintres des Pays-bas. Il paroît que les Romains étoient sensibles à la séduction que causoient ces petits genres, & qu’ils pardonnoient aux sujets en faveur de la belle couleur, qui véritablement est attrayante.

Sérapion étoit un peintre de décoration. Les Grecs & les Romains ont eu de grands décorateurs de théatre ; leurs dépenses en ce genre, & leur goût pour les spectacles, ont dû produire des hommes très-habiles dans cette partie, & nous pouvons imaginer par conséquent, que la facilité du génie & de l’exécution, devoit être nécessairement appuyée en eux par la connoissance exacte de la perspective. Plus un trait est rapporté dans le grand, & plus il exige d’exactitude & de vérité ; & la perspective aérienne éprouve les mêmes nécessités. Sérapion se distingua dans l’art des décorations ; Pline après en avoir parlé sur ce ton, ajoute qu’il ne pouvoit peindre la figure, c’est une chose toute ordinaire. A la réserve de Jean Paul Panini, qui a sçu allier plusieurs parties de la Peinture, Bibiena, Servandoni, & tous ceux qui les ont précédés, n’ont jamais sçu représenter une figure, ni même l’indiquer en petit, sur le plan le plus éloigné. Si Sérapion ne pouvoit faire aucune figure, Dionysius au contraire ne savoit peindre que des figures ; ces partages se rencontrent tous les jours ; cependant les Dionysius seront plus aisément Sérapions, que les Sérapions ne seront Dionysius ; car un peintre d’histoire exprimera toujours ses pensées : le dessein de la figure conduit à tout, & rend tout facile.

Socrate est peint dans ces deux mots de Pline, jure omnibus placet ; cet artiste fut bienheureux ; il se trouvoit du goût de tout le monde. On peut dire qu’il eut un sort bien différent du divin philosophe dont il portoit le nom. C’est au peintre que nous devons la composition suivante, & qu’un philosophe auroit pû imaginer. Pour exprimer un négligent qui fait des choses inutiles, il peignit un homme assis par terre, travaillant une natte mangée par un âne, à mesure qu’il la terminoit. D’autres prétendent que Socrate avoit voulu représenter un mari imbécille, dont l’économie fournit aux dépenses de sa femme ; quoi qu’il en soit, le sujet étoit si bien peint, qu’il passa en proverbe. Œnus spartum torquens quod asellus arrodit.

Théomneste, contemporain d’Asclépiodore & d’Aristide, & un peu plus ancien qu’Apelle, reçut de Mnason, le prince de son tems le plus curieux en peinture, cent mines, c’est-à-dire près de 8000 livres de notre monnoie, pour chaque figure de héros qu’il avoit représentée ; & s’il y en avoit douze, pour répondre aux douze divinités d’Asclépiodore, comme il y a beaucoup d’apparence, cet ouvrage lui fut payé environ 96000 livres.

Timagoras de Chalcide fleurissoit dans la quatre-vingt-deuxieme olympiade. Il disputa le prix de la Peinture contre Panée dans les jeux Pythiens, le vainquit, & composa sur sa victoire un poëme qu’on avoit encore du tems de Pline.

Timanthe étoit natif de Sycione, ou selon d’autres, de Cythné. Cet artiste si renomme avoit en partage le génie de l’invention, ce don précieux de la nature qui caractérise les talens supérieurs, & que le travail le plus opiniâtre, ni toutes les ressources de l’art, ne peuvent donner. C’est Timanthe qui est l’auteur de ce fameux tableau du sacrifice d’Iphigénie, que tant d’écrivains ont célébré, & que les grands-maîtres ont regardé comme un chef-d’œuvre de l’art. Personne n’ignore que pour mieux donner à comprendre l’excès de la douleur du pere de la victime, il imagina de le représenter la tête voilée, laissant aux spectateurs à juger de ce qui passoit au fond du cœur d’Agamemnon. Velavit ejus caput, dit Pline, & sibi cuique animo dedit æstimandum. Tout le monde sait en-