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core combien cette idée a été heureusement employée dans le Germanicus de Poussin. Les grands hommes, & sur-tout les Peintres, parlent tous, pour ainsi dire, le même langage, & le tableau de Timanthe ne subsistoit plus quand le Poussin fit le sien.

Pline, liv. XXXV. ch. x. en caractérisant les divers mérites des peintres grecs, dit au sujet de Timanthe, que dans ses ouvrages on découvroit plus de choses qu’il n’en prononçoit ; qu’étant grand par son art, il était encore plus grand par son génie, & que s’il représontoit un héros, il employoit tout ce que la Peinture avoit de force. Plutarque parle avec de grands éloges d’un tableau que ce peintre avoit fait du combat d’Aratus contre les Etoliens ; ce n’est pas, dit Plutarque, un tableau, c’est la chose même que l’on voit ; il est singulier que Pline ait oublié d’en faire mention, car il n’a pas manqué de nous raconter d’autres détails sur Timanthe, comme sa dispute contre Parrhasius, qui se passa à Samos, & où ce dernier fut vaincu. Cette même histoire, dont j’ai déjà parlé, se retrouve dans Athénée ; mais Pline a loué Timanthe en des termes qui disent tout, artem ipsam complexus viros pingendi. Il pratiqua l’art dans tout son entier pour peindre les hommes. Nous avons eu quelques modernes qui n’ont jamais pû rendre la délicatesse & les graces que la nature a répandues dans les femmes.

Timomaque, natif de Bizance, vivoit du tems de Jules-César. Il mit au jour, entre autres productions, un Ajax & une Médée que le conquérant des Gaules plaça dans le temple de Vénus, & qu’il acheta 80 talens, c’est-à-dire au-delà de seize mille quatre cens louis. Timomaque n’avoit pas mis la derniere main à sa Médée, & c’étoit néanmoins ce qui la faisoit encore plus estimer, au rapport de Pline, qui ne peut s’empêcher d’admirer ce caprice du goût des hommes. La pitié entre-t-elle dans ce sentiment ? se fait-elle un devoir de chérir les choses à cause de l’infortune qu’elles ont eu de perdre leur auteur, avant que d’avoir reçu leur perfection de sa main ? cela peut être ; mais il arrive aussi quelquefois qu’on se persuade avec raison, que de grands maîtres alterent l’excellence de leurs ouvrages par le trop grand fini dont ils sont idolâtres.

Quoi qu’il en soit, le morceau de peinture dont il s’agit ici étoit admirable par l’expression, genre particulier qui caractérisoit Timomaque ; car c’est par-là qu’Ausone, dans sa traduction de quelques épigrammes de l’Anthologie sur ce sujet, vante principalement ce magnifique tableau, où la fille d’Oetus, si fameuse par ses crimes, étoit peinte dans l’instant qu’elle levoit le poignard sur ses enfans. On voit, dit le poëte, la rage & la compassion mêlées ensemble sur son visage ; à-travers la fureur qui va commettre un meurtre abominable, on apperçoit encore des restes de la tendresse maternelle.

Immanem exhausit rerum in diversa laborem
     Pingeret affectum, matris in ambiguum,
Ira subest lacrymis, miseratio non caret irâ ;
     Alterutrum videat, ut sit in alterutro.

Cependant cette Médée, si louée par les auteurs grecs & latins, si bien payée par Jules-César, n’étoit pas le chef-d’œuvre du célebre artiste de Bizance : l’on n’estimoit pas moins son Iphigénie & son Oreste, & l’on mettoit sa Gorgone au-dessus de toutes ses compositions.

Zeuxis, étoit natif d’Héraclée, soit d’Héraclée en Macédoine, ou d’Héraclée près de Crotone en Italie, car les avis sont partagés ; il fleurissoit 400 ans avant Jesus-Christ, vers la quatre-vingt-quinzieme olympiade. Il fut le rival de Timanthe, de Parrhasius, & d’Apollodore, dont il avoit été le disciple ; mais il porta à un plus haut degré que son maître la pratique

du coloris & du clair obscur ; ces parties essentielles, que Pline nomme la porte de l’art, & qui en font proprement la magie, firent rechercher les ouvrages de Zeuxis avec empressement, ce qui mit bientôt ce celebre artiste dans une telle opulence, qu’il ne vendoit plus ses tableaux, parce que, disoit-il, aucun prix n’étoit capable de les payer ; discours qu’il devoit laisser tenir à les admirateurs.

Dans le nombre de ses productions pittoresques, tous les auteurs s’étendent principalement sur celle de les raisins, & du rideau de Parrhasius. Ce n’est point cependant dans ces sortes de choses que consiste le sublime & la perfection de l’art ; de semblables tromperies arrivent tous les jours dans nos peintures modernes, qu’on ne vante pas davantage par cette seule raison. Des oiseaux se sont tués contre le ciel de la perspective de Ruel en voulant passer outre, sans que cela soit beaucoup entré dans la louange de cette perspective. Un tableau de M. le Brun, sur le devant duquel étoit un grand chardon bien représenté, trompa un âne qui passoit, & qui, si on ne l’eût empêché, auroit mangé le chardon ; je dis avec M. Perrault mangé, parce que le chardon étant nouvellement fait, l’âne auroit infailliblement léché toute la peinture avec sa langue. Quelquefois nos cuisiniers ont porté la main sur des perdrix & sur des chapons naïvement représentés pour les mettre à la broche ; on en a ri, & le tableau est demeuré à la cuisine.

Mais des tableaux beaucoup plus importans de Zeuxis étoient, par exemple, son Hélene, qu’on ne voyoit d’abord qu’avec de l’argent, d’où vint que les railleurs nommerent ce portrait Hélene la courtisanne. On ne sait point si cette Hélene de Zeuxis étoit la même qui étoit à Rome du tems de Pline, ou celle que les Crotoniates le chargerent de représenter, pour mettre dans le temple de Junon. Quoi qu’il en soit, il peignit son Hélene d’après nature sur les cinq plus belles filles de la ville, en réunissant les charmes & les graces particulieres à chacune, pour en former la plus belle personne du monde, que son pinceau rendit à ravir.

On vantoit encore extrèmement son Hercule dans le berceau étranglant des dragons à la vûe de sa mere épouvantée. Il prisoit lui-même singulierement son Lutteur ou son Athlete, dont il s’applaudissoit comme d’un chef-d’œuvre inimitable. Il y a de l’apparence qu’il estimoit aussi beaucoup son Athalante, puisqu’il la donna aux Agrigentins ; qu’il n’estimoit pas moins son Pan, dont il fit présent à Archelaüs, roi de Macédoine, dans le tems qu’il employoit son pinceau pour l’embellissement du palais de ce monarque ; je ne dirai rien de son Centaure femelle, il a été décrit par Lucien.

Zeuxis ne se piquoit point d’achever promptement ses ouvrages ; & comme quelqu’un lui reprochoit sa lenteur, il répondit, « qu’à la vérité il étoit longtems à peindre, mais qu’il peignoit aussi pour long-tems ».

Pline parle de sa Pénélope, in quâ pinxisse mores videtur : on ne peut donner une idée plus délicate de son esprit & de son pinceau ; car il ne faut pas regarder ce trait comme une métaphore, semblable à celle où le même auteur, pour exprimer les peintures des vaisseaux, & faire entendre les dangers de la navigation, dit si noblement, pericula expingimus ; cette belle expression, mores pinxisse videtur, doit être prise ici pour une véritable définition. Raphaël parmi les modernes, a semblablement peint les mœurs, & a su plus d’une fois les exprimer. On sait quelle réunion de grandeur, de simplicité, & de noblesse cet illustre moderne a mis dans les têtes des vierges, mores pinxit. On peut encore peut-être mieux comparer Léonard de Vinci à Zeuxis, à cause du terminé auquel il s’appliquoit.