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du gladiateur !… à la voirie, le gladiateur !… César, ordonne les crocs… que le parricide du sénat soit déchiré… ordonne, c’est l’usage de nos ayeux… Il fut plus cruel que Domitien… plus impur que Néron… qu’on lui fasse comme il a fait !… Réhabilite les innocens… rends honneur à la mémoire des innocens… Qu’il soit traîné, qu’il soit traîné !… ordonne, ordonne, nous te le demandons tous… Il a mis le poignard dans le sein de tous. Qu’il soit traîné !… Il n’a épargné ni âge, ni sexe ; ni ses parens, ni ses amis. Qu’il soit traîné !… Il a dépouillé les temples. Qu’il soit traîné !… Il a violé les testamens. Qu’il soit traîné !… Il a ruiné les familles. Qu’il soit traîné !… Il a mis les têtes à prix. Qu’il soit traîné !… Il a vendu le sénat. Qu’il soit traîné !… Il a spolié l’héritier. Qu’il soit traîné !… Hors du sénat, ses espions !… hors du sénat, ses délateurs !… hors du sénat, les corrupteurs d’esclaves !… Tu as tremblé avec nous… tu sais tout… tu connois les bons & les méchans. Tu sais tout… punis qui l’a mérité. Répare les maux qu’on nous a faits… nous avons tremblé pour toi… nous avons rampé sous nos esclaves… Tu regnes. Tu nous commandes. Nous sommes heureux… oui, nous le sommes… Qu’on fasse le procès au parricide !… ordonne, ordonne son procès… Viens, montre-toi, nous attendons ta présence… Hélas, les innocens sont encore sans sépulture !… que le cadavre du parricide soit traîné !… Le parricide a ouvert les tombeaux. Il en a fait arracher les morts… que son cadavre soit traîné ! »

Voilà un chœur. Voilà comme il convient de faire parler un peuple entier quand on ose le montrer sur la scene. Qu’on compare cette acclamation du peuple romain à l’élévation de l’empereur Pertinax, avec l’acclamation des peuples des Zéphirs, lorsqu’Atys est nommé grand sacrificateur de Cybele :

Que devant vous tout s’abaisse & tout tremble.
Vivez heureux, vos jours sont notre espoir :
Rien n’est si beau que de voir ensemble
Un grand mérite avec un grand pouvoir.
Que l’on benisse
Le ciel propice,
Qui dans vos mains
Met le sort des humains.

Ou, qu’on lui compare cet autre chœur d’une troupe de dieux de fleuves :

Que l’on chante, que l’on danse,
Rions tous, lorsqu’il le faut :
Ce n’est jamais trop-tôt
Que le plaisir commence.
On trouve bien-tôt la fin
Des jours de réjouissance ;
On a beau chasser le chagrin,
Il revient plutôt qu’on ne pense.

Quel peuple a jamais exprimé ses transports les plus vifs d’une maniere aussi plate & aussi froide ? Qu’on se rappelle maintenant l’air encore plus plat que Lully a fait sur ces couplets, & l’on trouvera que le musicien a surpassé son poëte de beaucoup.

Que les gens de goût décident entre ces chœurs & celui que je propose, & ils seront forcés de m’adjuger le rang sur le premier poëte lyrique de France. C’est que le tendre Quinault a cherché ses chœurs dans un genre insipide & faux ; & moi, j’ai pris le mien dans la vérité & dans l’Histoire où Lampride nous l’a conservé mot pour mot.

Ce chœur pourra paroître long, mais ce ne sera pas à un compositeur habile qui sentira au premier coup d’œil avec quelle rapidité tous ces cris doivent se succéder & se répéter. Il me reprochera plu-

tôt d’avoir empiété sur ses droits ; & au lieu de m’en

tenir, comme le poëte le doit, à une simple esquisse des principales idées, dont l’interprétation appartient à la Musique, d’avoir déja mis dans mon chœur toute sorte de déclamations, tout le désordre, tout le tumulte, toute la confusion d’une populace effrénée ; d’avoir distribué, pour ainsi dire, tous les rôles & toute la partition ; d’avoir marqué les cris qui ne sont poussés que par une seule voix, tandis qu’un autre reproche part d’un autre côté, ou qu’une imprécation est interrompue par une acclamation de joie ; ou qu’on se met à rappeller tous les forfaits du tyran l’un après l’autre ; que l’un commence, il n’a épargné ni âge, ni sexe ; qu’un autre ajoute, ni ses parens : qu’un troisieme acheve, ni ses amis : que tous se réunissent à crier : qu’il soit traîné ! voilà des entreprises dignes d’un homme de génie. Quel tableau ! je me sens frappé des cris d’un million d’hommes ivres de fureur & de joie ; je frémis à l’aspect de l’image la plus effrayante & la plus terrible de l’enthousiasme populaire.

De la danse. La danse est devenue dans tous les pays la compagne du spectacle en Musique.

En Italie & sur les autres théâtres de l’Europe, on remplit les entr’actes du poëme lyrique par des ballets qui n’y ont aucun rapport. Si cet usage est barbare, il est encore de ceux qu’on peut abolir, sans toucher au fond du spectacle ; & cela arrivera dès que le poëme lyrique sera délivré de ses épisodes, & serré comme son esprit & sa constitution l’exigent.

En France, on a associé le ballet immédiatement avec le chant & avec le fond de l’opéra. Arrive-t-il quelque incident heureux ou malheureux, aussi-tôt il est célébré par des danses, & l’action est suspendue par le ballet. Cette partie postiche est même devenue en ces derniers tems la principale du poëme lyrique ; chaque acte a besoin d’un divertissement, terme qui n’a jamais été pris dans une acception plus propre & plus stricte, & le succès d’un opéra dépend aujourd’hui, non pas précisément de la beauté des ballets, mais de l’habileté des danseurs qui l’exécutent.

Rien, ce semble, ne dépose plus fortement contre le poëme & la musique de l’opéra françois, que le besoin continuel & urgent de ces ballets. Il faut que l’action de ce poëme soit dénuée d’intérêt & de chaleur, puisque nous pouvons souffrir qu’elle soit interrompue & suspendue à tout instant par des menuets & des rigaudons ; il faut que la monotonie du chant soit d’un ennui insupportable, puisque nous n’y tenons qu’autant qu’il est coupé dans chaque acte par un divertissement.

Suivant cet usage, l’opéra françois est devenu un spectacle où tout le bonheur & tout le malheur des personnages se réduit à voir danser autour d’eux.

Pour juger si cet usage mérite l’approbation des gens de goût, & si c’est un avantage inestimable, comme on l’entend dire sans cesse, que l’opéra françois a sur tous les spectacles lyriques, de réunir la danse à la Poésie & à la Musique, il sera nécessaire de réfléchir sur les observations suivantes.

La danse, ainsi que le couplet, peut quelquefois être historique dans le poëme lyrique. Roland arrive au rendez-vous que la perfide Angélique lui a donné. Après l’avoir vainement attendue pendant quelque tems, il voit venir une troupe de jeunes gens qui, en chantant & en dansant, célebrent le bonheur de Médor & d’Angélique qu’ils viennent de conduire au port. C’est par ces expressions de joie d’une jeunesse innocente & vive que Roland apprend son malheur & la trahison de sa maîtresse. Cette situation est très belle, & c’est avec raison qu’on a regardé cet acte comme le chef-d’œuvre du théâtre lyrique en France. Voyons si l’exécution & la représentation théâtrale répondent à l’idée sublime du poëte, & si Quinault