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n’a pas été obligé lui-même de la gâter pour se conformer à l’usage de l’opéra. Roland, après avoir attendu long-tems, après avoir examiné les chiffres & les inscriptions, & réprimé les soupçons que son cœur jaloux en a conçus, entend une musique champêtre. C’est la jeunesse qui revient sur ses pas, après avoir conduit Médor & Angélique. Roland, dans l’espérance de trouver sa maîtresse parmi cette troupe joyeuse, quitte la scene & va au-devant du bruit. A l’instant même la jeunesse dansante & chantante paroît, Roland devroit reparoître avec elle ; mais apparemment qu’il s’est déja apperçu qu’Angélique n’y est point. Ainsi il va la chercher dans les lieux d’alentour, & abandonne la place aux danseurs & aux choristes. Ce n’est qu’après que ceux-ci nous ont diverti pendant une demi-heure par leurs couplets & leurs rigaudons, que le héros revient & s’éclaircit sur son malheur. Il est évident qu’en ne consultant sur ce ballet que le bon goût, la jeunesse ne fera autre chose que traverser le theâtre en dansant ; que dans le premier instant ils nommeront Médor & Angélique ; que dès cet instant Roland s’éclaircira sur son malheur en frémissant, & qu’il n’aura pas plus que nous la patience d’attendre que les entrées & les contre-danses soient finies pour apprendre un sort qui nous intéresse uniquement. J’avoue qu’il n’est pas contre la vraissemblance qu’une jeunesse pleine de tendresse & de joie s’arrête dans un lieu délicieux pour danser & chanter ; mais c’est seulement suspendre l’action du poëme au moment le plus intéressant : car ce ne sont ni les amours d’Angélique & de Médor, ni leur éloge, qui font le sujet de la scene. Eh que nous font tous les froids couplets qu’on chante à cette occasion ? c’est le malheur de Roland & la maniere naturelle & naïve dont il en est instruit, qui font le charme & l’intérêt de cette situation vraiment admirable.

Je me suis étendu exprès sur le ballet le plus heureusement placé qu’il y ait sur le théâtre lyrique en France, & l’on voit à quoi le goût & le bon sens réduisent ce ballet. Que feront-ils donc de ceux que le poëte amene à tout propos ; & si leur voix est jamais écoutée sur ce théâtre, sera-t-il permis à un héros de l’opéra de prouver à sa maîtresse l’excès de ses feux par une troupe de gens qui danseront autour d’elle ?

Mais l’idée d’associer dans le même spectacle deux manieres d’imiter la nature, ne seroit-elle pas essentiellement opposée au bon sens & au vrai goût ? Ne seroit-ce pas là une barbarie digne de ces tems gothiques où le devant d’un tableau étoit exécuté en relief, où l’on barbouilloit une belle statue pour lui faire des yeux noirs ou des cheveux châtains ? Seroit-il permis de confondre deux hypothèses différentes dans le même poëme, & de le faire exécuter moitié par des gens qui disent qu’ils ne savent parler qu’en chantant, moitié par d’autres qui prétendent n’avoir d’autre langage que celui du geste & des mouvemens ?

Pour exécuter ce spectacle avec succès, ne faudroit-il pas du-moins avoir des acteurs également habiles dans les deux arts, aussi bons danseurs qu’excellens chanteurs ? Comment seroit-il possible de supporter que les uns ne dansassent jamais, & que les autres ne chantassent jamais ? Seroit-il bien agréable pour un Dieu de ne savoir pas danser le plus méchant couplet d’une chacone, & d’être obligé de céder sa place à M. Vestris, qui n’est qualifié dans le programme que du titre de suivant, mais qui écrase son Dieu en un instant par la grace & la noblesse de ses attitudes, tandis que celui-ci est relégué avec son rang suprème sur une banquette dans un coin du théâtre ?

Une execution ou puérile ou impossible, voilà un des moindres inconvéniens de cette confusion de deux talens, de deux manieres d’imiter, qu’on a osé

regarder comme un avantage, & qui a certainement empêché les progrès de la danse en France.

A en juger par l’emploi continuel des ballets, on seroit autorisé à croire que l’art de la danse est porté au plus haut degré de perfection sur le théâtre de l’opera françois ; mais lorsqu’on considere que le ballet n’est employé à l’opéra françois qu’à danser & non à imiter par la danse, on n’est plus surpris de la médiocrité où l’art de la danse est resté en France, & l’on conçoit qu’un françois plein de talens & de vues (M. Noverre), a pu être dans le cas d’aller créer le ballet loin de sa patrie.

Il est vrai qu’en lisant les programmes des différens opéra, on y trouve une variété merveilleuse de fêtes & de divertissemens ; mais cette variété fait place dans l’exécution à la plus triste uniformité. Toutes les fêtes se réduisent à danser pour danser ; tous les ballets sont composés de deux files de danseurs & de danseuses qui se rangent de chaque côté du theâtre, & qui se mêlant ensuite, forment des figures & des grouppes sans aucune idée. Les meilleurs danseurs cependant sont réservés pour danser tantôt seuls, tantôt deux ; dans les grandes occasions ils forment des pas de trois, de quatre, & même de cinq ou de six, après quoi le corps du ballet qui s’est arrête pour laisser la place à ses maîtres, reprend ses danses jusqu’à la fin du ballet. Pour tous ces différens divertissemens, le musicien fournit des chaconnes, des loures, des sarabandes, des menuets, des passe-piés, des gavottes, des rigaudons, des contredanses. S’il y a quelquefois dans un ballet une idée, un instant d’action, c’est un pas de deux ou de trois qui l’exécute, après quoi le corps du ballet reprend incontinent sa danse insipide. La seule différence réelle qu’il y a d’une fête à une autre, se réduit à celle que le tailleur de l’opéra y met, en habillant le ballet tantôt en blanc, tantôt en verd, tantôt en jaune, tantôt en rouge, suivant les principes & l’étiquette du magasin.

Le ballet n’est donc proprement dans l’opéra françois qu’une académie de danse, où sous les yeux du public les sujets médiocres s’exercent à figurer, à se rompre, à se reformer, & les grands danseurs à nous montrer des études plus difficiles dans différentes attitudes nobles, gracieuses & savantes. Le poëte donne à ces exercices académiques cinq ou six noms différens dans le cours de son poëme ; il fait donner à ses danseurs tantôt des bas blancs, tantôt des bas rouges, tantôt des perruques blondes, tantôt des perruques noires ; mais l’homme de goût n’apperçoit d’ailleurs aucune diversité dans ces ballets, & ne peut que regretter que tant d’habiles danseurs ne soient employés qu’à faire sur un théâtre des pas & des tours de salle.

C’est en effet avoir méconnu trop long-tems l’usage de l’art qui agit sur nos sens avec le plus d’empire, & qui produit les impressions les plus profondes & les plus terribles. Que dirions-nous d’une académie de peintres & de statuaires qui dans une exposition publique de leurs ouvrages ne nous montreroient que des études, des têtes, des bras, des jambes, des attitudes, sans idée, sans application, sans imitation précise ? Toutes ces choses ont sans doute du prix aux yeux d’un connoisseur éclairé ; mais un sallon d’exposition est autre chose qu’un attelier.

Il en est de la danse comme du chant : la joie doit avoir créé les premieres danses comme elle a inspiré les premiers chants, mais un menuet, une contredanse, & toute la danse récréative d’un bal, sont précisément aussi déplacés sur le théâtre que la chanson & le couplet. Ce n’est que lorsque l’homme de génie s’est apperçu qu’on pouvoit faire de la danse un art d’imitation propre à exprimer sans autre langue que celle du geste & des mouvemens tous les senti-