Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prendre connoissance, & que l’on suppose qu’ils n’affectent point si immédiatement le bien être de la société. De cette derniere espece sont les devoirs de la reconnoissance, de l’hospitalité, de la charité, &c. devoirs sur lesquels les lois en général gardent un profond silence, & dont la violation néanmoins est aussi fatale, quoiqu’à la vérité moins prompte dans ses effets que celle des devoirs d’obligation parfaite. Séneque, dont les sentimens en cette occasion sont ceux de l’antiquité, ne fait point difficulté de dire que rien n’est plus capable de rompre la concorde du genre humain que l’ingratitude.

La société elle-même a produit un nouveau genre de devoirs qui n’existoient point dans l’état de nature ; & quoiqu’entierement de sa création, elle a manqué de pouvoir pour les faire observer : telle est par exemple, cette vertu surannée & presque de mode, que l’on appelle l’amour de la patrie. Enfin la société a non-seulement produit de nouveaux devoirs, sans en pouvoir prescrire une observation étroite & rigide ; mais elle a encore le défaut d’avoir augmenté & enflammé ces desirs désordonnés qu’elle devoit servir à éteindre & à corriger ; semblables à ces remedes qui dans le tems qu’ils travaillent à la guérison d’une maladie, en augmentent le degré de malignité. Dans l’état de nature, on avoit peu de choses à souhaiter, peu de desirs à combattre ; mais depuis l’établissement des sociétés, nos besoins ont augmenté à mesure que les rits de la vie se sont multipliés & perfectionnés ; l’accroissement de nos besoins a été suivi de celui de nos desirs, & graduellement de celui de nos efforts, pour surmonter l’obstacle des lois : c’est cet accroissement de nouveaux arts, de nouveaux besoins, de nouveaux désirs, qui a insensiblement amorti l’esprit d’hospitalité & de générosité, & qui lui a substitué celui de cupidité, de venalité & d’avarice.

La nature des devoirs, dont l’observation est nécessaire pour conserver l’harmonie de la société civile ; les tentations fortes & fréquentes, & les moyens obscurs & secrets qu’on a de les violer ; le foible obstacle que l’infliction des peines ordonnées par les lois oppose à l’infraction de plusieurs de ces devoirs, le manque d’encouragement à les observer, provenant de l’impossibilité où est la société de distribuer de justes récompenses : tous ces défauts, toutes ces imperfections inséparables de la nature de la société même, démontrent la nécessité d’y ajouter la force de quelque autre pouvoir coactif, capable d’avoir assez d’influence sur l’esprit des hommes pour maintenir la société, & l’empêcher de retomber dans la confusion & le désordre. Puisque la crainte du mal & l’espérance du bien, qui font les deux grands ressorts de la nature pour déterminer les hommes, suffisent à peine pour faire observer les lois ; puisque la société civile ne peut employer l’un qu’imparfaitement, & n’est point en état de faire aucun usage de l’autre ; puisque enfin la religion seule peut réunir ces deux ressorts & leur donner de l’activité, qu’elle seule peut infliger des peines & toujours certaines & toujours justes ; que l’infraction soit ou publique ou secrette, & que les devoirs enfraints soient d’une obligation parfaite ou imparfaite ; puisqu’elle seule peut apprécier le mérite de l’obéissance, pénétrer les motifs de nos actions, & offrir à la vertu des récompenses que la société civile ne sauroit donner, il s’ensuit évidemment que l’autorité de la religion est de nécessité absolue, non-seulement pour procurer à la société mille douceurs & mille agrémens, mais encore pour assurer l’observation des devoirs, & maintenir le gouvernement civil. Voyez l’article de la Probité, & celui des Athées.

La religion ayant été démontrée nécessaire au soutien de la société civile, on n’a pas besoin de démontrer qu’on doit se servir de son secours de la maniere

la plus avantageuse à la société, puisque l’expérience de tous les siecles & de tous les pays nous apprend que leur force réunie suffit à peine pour réfréner les désordres, & empêcher les hommes de tomber dans un état de violence & de confusion. La politique & la religion, l’état & l’Eglise, la société civile & la société religieuse, lorsqu’on sait les unir & les lier ensemble, s’embellissent & se fortifient réciproquement, mais on ne peut faire cette union qu’on n’ait premierement approfondi leur nature.

Pour s’assurer de leur nature, le vrai moyen est de découvrir & de fixer quelle est leur fin ou leur but. Les ultramontains ont voulu asservir l’état à l’Eglise ; & les Erastiens, gens factieux qui s’éleverent en Angleterre du tems de la prétendue réformation, ainsi appellés du nom de Thomas Eraste leur chef, ont voulu asservir l’Eglise à l’état. Pour cet effet, ils anéantissoient toute discipline ecclésiastique, & dépouilloient l’Eglise de tous ses droits, soutenant qu’elle ne pouvoit ni excommunier ni absoudre, ni faire des decrets. C’est pour n’avoir point étudié la nature de ces deux différentes sociétés, que les uns & les autres sont tombés à ce sujet dans les erreurs les plus étranges & les plus funestes.

Les hommes en instituant la société civile, ont renoncé à leur liberté naturelle, & se sont soumis à l’empire du souverain civil : or ce ne pouvoit pas être dans la vûe de se procurer les biens dont ils auroient pu jouir sans cela ; c’étoit donc dans la vûe de quelque bien fixe & précis, qu’ils ne pouvoient se promettre que de l’établissement de la source civile ; & ce ne peut être que pour se procurer cet objet qu’ils ont armé le souverain de la force de tous les membres qui composent la société, afin d’assurer l’exécution des decrets que l’état rendroit dans cette vûe. Or ce bien fixe & précis qu’ils ont eu en vûe en s’associant, n’a pu être que celui de se garantir réciproquement des injures qu’ils auroient pu recevoir des autres hommes, & de se mettre en état d’opposer à leur violence une force plus grande, & qui fût capable de punir leur attentat. C’est ce que promet aussi la nature du pouvoir dont la société civile est revêtue pour faire observer ses lois ; pouvoir qui ne consiste que dans la force & les châtimens, & dont elle ne sauroit faire un usage légitime que conformément au but pour lequel elle a été établie. Elle en abuse lorsqu’elle entreprend de l’appliquer à une autre fin ; & cela est si manifeste & si exactement vrai, qu’alors même son pouvoir devient inefficace ; sa force, si puissante pour les intérêts civils ou corporels, ne pouvant rien sur les choses intellectuelles & spirituelles. C’est sur ces principes incontestables que M. Locke a démontré la justice de la tolérance, & l’injustice de la persécution en matiere de religion.

Nous disons donc avec ce grand philosophe, que le salut des ames n’est ni la cause ni le but de l’institution des sociétés civiles. Ce principe établi, il s’ensuit que la doctrine & la morale, qui sont les moyens de gagner le salut, & qui constituent ce que les hommes en général entendent par le mot de religion, ne sont point du district du magistrat. Il est évident que la doctrine n’en est point, parce que le pouvoir du magistrat ne peut rien sur les opinions : par rapport à la morale, la discution de ce point exige une distinction. L’institution & la réformation des mœurs intéressent le corps & l’ame, l’économie civile & religieuse : en tant qu’elles intéressent la religion, le magistrat civil en est exclus ; mais en tant qu’elles intéressent l’état, le magistrat doit y veiller lorsque le cas le requiert, y faire intervenir la force de l’autorité. Que l’on jette les yeux sur tous les codes & les digestes, à chaque action criminelle est désigné son châtiment ; non en tant qu’elle est vice ou qu’elle s’éloigne des regles éternelles du juste ou de l’injuste ;