Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/472

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

à la vérité de la diversité spécifique des attributs & des affections. Ainsi il y a diversité d’essence, quand l’une est conçue & définie autrement que l’autre ; ce qui fait l’espece, comme on parle dans l’école. Ainsi un cheval n’est pas un homme, un cercle n’est pas un triangle ; car on définit toutes ces choses diversement, mais la distinction vient de la distinction numérique des attributs. Le triangle A, par exemple, n’est pas le triangle B. Titius n’est pas Mævius, Davus n’est pas Œdipe. Cette proposition ainsi expliquée, la suivante n’aura pas plus de difficultés.

C’est la cinquieme conçûe en ces termes : il ne peut y avoir dans l’univers deux ou plusieurs substances de même nature ou de même attribut. Si Spinosa ne parle que de l’essence des choses ou de leur définition, il ne dit rien ; car ce qu’il dit, ne signifie autre chose, sinon qu’il ne peut y avoir dans l’univers deux essences différentes, qui aient une même essence : qui en doute ? Mais si Spinosa entend qu’il ne peut y avoir une essence qui se trouve en plusieurs sujets singuliers, de même que l’essence de triangle se trouve dans le triangle A & dans le triangle B ; ou comme l’idée de l’essence de la substance se peut trouver dans l’être qui pense & dans l’être étendu, il dit une chose manifestement fausse, & qu’il n’entreprend pas même de prouver.

Nous voici enfin arrivés à la sixieme proposition que Spinosa a abordée par les détours & les chemins couverts que nous avons vûs. Une substance, dit-il, ne peut-être produite par une autre substance. Comment le démontre-t-il ? Par la proposition précédente, par la seconde & par la troisieme ; mais puisque nous les avons réfutées, celle-ci tombe & se détruit sans autre examen. On comprend aisément que Spinosa ayant mal défini la substance, cette proposition qui en est la conclusion, doit être nécessairement fausse. Car au fond, la substance de Spinosa ne signifie autre chose, que la définition de la substance ou l’idée de son essence. Or, il est certain qu’une définition n’en produit pas une autre. Mais comme tous ces degrés métaphysiques de l’être ne subsistent & ne sont distingués que par l’entendement, & que dans la nature ils n’ont d’être réel & effectif qu’en vertu de l’existence ; il faut parler de la substance, comme existante, quand on veut considérer la réalité de ses effets. Or dans un tel rocher, être existant, être substance, être pierre, c’est la même chose ; il faut donc en parler comme d’une substance existante, quand on le considere comme étant actuellement dans l’être des choses, & par conséquent comme substance existante, pour exister nécessairement & par elle-même ou par la vertu d’autrui ; il s’ensuit qu’une substance peut être produite par une autre substance ; car qui dit une substance qui existe par la vertu d’autrui, dit une substance qui a été produite, & qui a reçu son être d’une autre substance.

Après toutes ces équivoques & tous ces sophismes, Spinosa croyant avoir conduit son lecteur où il souhaitoit, leve le masque dans la septieme proposition. Il appartient, dit-il, à la substance d’exister. Comment le prouve-t-il ? Par la proposition précédente qui est fausse. Je voudrois bien savoir, pourquoi Spinosa n’a pas agi plus franchement & plus sincérement ; car si l’essence de la substance emporte nécessairement l’existence, comme il le dit ici, pourquoi ne s’en est-il pas expliqué clairement dans la définition qu’il a donnée de la substance, au lieu de se cacher sous l’équivoque fâcheuse de subsister par soi-même, ce qui n’est véritable que par rapport aux accidens & point du-tout à l’existence ? Spinosa a beau faire, il ne détruira pas les idées les plus claires & les plus naturelles.

La substance ne dit autre chose qu’un être qui exis-

te, sans être un accident attaché à un sujet. Or, on sait naturellement que tout ce qui existe sans être accident, n’existe pas néanmoins nécessairement, donc l’idée & l’essence de la même substance n’emportent pas nécessairement l’existence avec elles.

On n’entrera pas plus avant dans l’examen des propositions de Spinosa, parce que les fondemens étant détruits, il seroit inutile de s’appliquer davantage à renverser le bâtiment ; cependant comme cette matiere est difficile à comprendre, nous la retoucherons encore d’une autre maniere ; & quand ce ne seroit que des répétitions, elles ne seront pas néanmoins inutiles.

Le principe sur lequel s’appuie Spinosa est de lui-même obscur & incompréhensible. Quel est-il ce principe ou fondement de son système ? C’est qu’il n’y a dans le monde qu’une seule substance. Certainement la proposition est obscure & d’une obscurité singuliere, & nouvelle : car les hommes ont toujours été persuadés, qu’un corps humain & un muid d’eau ne sont pas la même substance, qu’un esprit & un autre esprit ne sont pas la même substance, que Dieu & moi, & les autres différentes parties de l’univers ne sont pas la même substance. Le principe étant nouveau, surprenant, contre tous les principes reçûs, & par conséquent fort obscur, il faut donc l’éclaircir & le prouver. C’est ce qu’on ne peut faire qu’avec le secours des preuves, qui soient plus claires que la chose même à prouver : la preuve n’étant qu’un plus grand jour, pour mettre en évidence ce qu’il s’agit de faire connoître & de persuader. Or quelle est, selon Spinosa, la preuve de cette proposition générale, il n’y a & il ne peut y avoir qu’une seule substance ? La voici : c’est qu’une substance n’en sauroit produire une autre. Mais cette preuve n’enferme-t-elle pas toute l’obscurité & toute la difficulté du principe ? N’est-elle pas également contraire au sentiment reçu dans le genre humain, qui est persuadé qu’une substance corporelle, telle qu’un arbre, produit une autre substance, telle qu’une pomme, & que la pomme produite par un arbre, dont elle est actuellement séparée, n’est pas actuellement la même substance que cet arbre ? La seconde proposition qu’on apporte en preuve du principe, est donc aussi obscure pour le moins que le principe, elle ne l’éclaircit donc pas, elle ne prouve donc pas. Il est ainsi de chacune des autres preuves de Spinosa : au lieu d’être un éclaircissement, c’est une nouvelle obscurité. Par exemple, comment s’y prend-il pour prouver qu’une substance ne sauroit en produire une autre ? C’est, dit-il, parce qu’elles ne peuvent se concevoir l’une par l’autre. Quel nouvel abîme d’obscurité ? Car enfin, n’ai-je pas encore plus de peine à déméler, si deux substances peuvent se concevoir l’une par l’autre, qu’à juger si une substance en peut produire une autre ? Avancer dans chacune des preuves de l’auteur, c’est faire autant de démarches d’une obscurité à l’autre. Par exemple, il ne peut y avoir deux substances de même attribut, & qui aient quelque chose de commun entr’elles. Cela est-il plus clair, ou s’entend-il mieux que la premiere proposition qui étoit à prouver ; savoir, qu’il n’y a dans le monde qu’une seule substance.

Or, puisque le sens commun se révolte à chacune de ces propositions, aussi-bien qu’à la premiere, dont elles sont les prétendues preuves ; au lieu de s’arrêter à raisonner sur chacune de ces preuves, où se perd le sens commun, on seroit en droit de dire à Spinosa, votre principe est contre le sens commun ; d’un principe où le sens commun se perd, il n’en peut rien sortir où le sens commun se retrouve. Ainsi de s’amuser à vous suivre, c’est manifestement s’exposer à s’égarer avec vous, hors de la route du sens commun. Pour refuter Spinosa, il ne faut, ce me sem-