Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/473

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ble, que l’arrêter au premier pas, sans prendre la peine de suivre cet auteur dans un tas de conséquences qu’il tire selon sa méthode prétendue géométrique, il ne faut que substituer au principe obscur dont il a fait la base de son système, celui-ci, il y a plusieurs substances, principe qui dans son genre est clair au suprème degré. Et en effet, quelle proposition plus claire, plus frappante, plus intime à l’intelligence & à la conscience de l’homme ? Je ne veux point ici d’autre juge que le sentiment naturel le plus droit, & que l’impression la plus juste du sens commun répandu dans le genre humain. Il est donc naturel de répondre simplement à la premiere proposition qui leur sert de principe : vous avancez une extravagance qui révolte le sens commun, & que vous n’entendez pas vous-même. Si vous vous obstinez à soutenir que vous comprenez une chose incompréhensible ; vous m’autorisez à juger que votre esprit est au comble de l’extravagance, & que je perdrois mon tems à raisonner contre vous & avec vous. C’est ainsi qu’en niant absolument la premiere proposition de ses principes, ou en éclaircissant les termes obscurs dont il s’enveloppe, on renverse l’édifice & le système par ses fondemens. En effet, les principes des sectateurs de Spinosa, ne résultent que des ténebres où ils prennent plaisir à s’égarer, pour y engager avec eux ceux qui veulent bien être la dupe de leur obscurité, ou qui n’ont pas assez d’intelligence pour appercevoir qu’ils n’entendent pas eux-mêmes ce qu’ils disent.

Voici encore quelques raisons dont on peut se servir pour renverser ce système. Le mouvement n’étant pas essentiel à la matiere, & la matiere n’ayant pû se le donner à elle-même, il s’ensuit qu’il y a quelque autre substance que la matiere, & que cette substance n’est pas un corps, car cette même difficulté retourneroit à l’infini. Spinosa ne croit pas qu’il y ait d’absurdité à remonter ainsi de cause en cause à l’infini ; c’est se précipiter dans l’abîme pour ne pas vouloir se rendre, ni abandonner son système.

J’avoue que notre esprit ne comprend pas l’infini, mais il comprend clairement qu’un tel mouvement, un tel effet, un tel homme doit avoir sa premiere cause ; car si on ne pouvoit remonter à la premiere cause, on ne pourroit en descendant, rencontrer jamais le dernier effet, ce qui est manifestement faux, puisque le mouvement qui se fait à l’instant que je parle, est de nécessité le dernier. Cependant on conçoit sans peine, que remonter de l’effet à la cause, ou descendre de la cause à l’effet, sont des choses unies de la même maniere qu’une montagne avec sa vallée ; desorte que comme on trouve le dernier effet, on doit aussi rencontrer la premiere cause. Qu’on ne dise pas qu’on peut commencer une ligne au point où je fais, & la tirer jusqu’à l’infini, de même qu’on peut commencer un nombre & l’augmenter jusqu’à l’infini ; de telle sorte qu’il y ait un premier nombre, un premier point, sans qu’on puisse trouver le dernier. Ce seroit un sophisme facile à reconnoître, car il n’est pas question d’une ligne qu’on puisse tirer, ni d’un nombre qu’on puisse augmenter, mais il s’agit d’une ligne formée & d’un nombre achevé. Et comme toute ligne qu’on acheve après l’avoir commencée ; tout nombre qu’on cesse d’augmenter, est nécessairement fini, ainsi de même, le mouvement, l’effet qu’il produit à l’instant étant fini, il faut que le nombre des causes qui concourent à cet effet le soit aussi.

On peut éclaircir encore ce que nous disons par un exemple assez sensible. Les Philosophes croyent que la matiere est divisible à l’infini. Cependant, quand on parle d’une division actuelle & réelle des parties du corps, elle est toujours nécessairement finie. Il en de même des causes & des effets de la na-

ture. Quand elle en pourroit produire d’autres, & encore d’autres à l’infini, les causes néanmoins & les effets qui existent actuellement à cet instant, doivent être finis en nombre ; & il est ridicule de croire qu’il faille remonter à l’infini pour trouver la premiere cause du mouvement. De plus, quand on parle du mouvement de la matiere, on ne s’arrête pas à une seule partie de la matiere, pour pouvoir donner lieu à Spinosa d’échapper, en disant que cette partie de la matiere a reçu son mouvement d’une autre partie, & celle-là d’une autre, & ainsi de même jusqu’à l’infini ; mais on parle de toute la matiere quelle qu’elle soit, finie & infinie, il n’importe. On dit que le mouvement n’étant pas de l’essence de la matiere, il faut nécessairement qu’elle l’ait reçu d’ailleurs. Elle ne peut l’avoir reçu du néant ; car le néant ne peut agir. Il y a donc une autre cause qui a imprimé le mouvement à la matiere, qui ne peut être ni matiere ni corps. C’est ce que nous appellons esprit.

On démontre encore par l’histoire du monde, que l’univers n’a pas été formé par une longue succession de tems, comme il faudroit nécessairement le croire & le dire, si une cause toute-puissante & intelligente n’avoit pas présidé dans la création, afin de l’achever & de le mettre en sa perfection. Car s’il s’étoit formé par le seul mouvement de la matiere, pourquoi seroit-elle si épuisée dans ses commencemens, qu’elle ne puisse plus, & n’ait pu depuis plusieurs siecles former des astres nouveaux ? pourquoi ne produiroit-elle pas tous les jours des animaux & des hommes par d’autres voies que par celles de la génération, si elle en a produit autrefois ? ce qui est pourtant inconnu dans toutes les histoires. Il faut donc croire qu’une cause intelligente & toute-puissante a formé dès le commencement cet univers en cet état de perfection où nous le voyons aujourd’hui. On fait voir aussi qu’il y a du dessein dans la cause qui a produit l’univers. Spinosa n’auroit pu néanmoins attribuer une vûe & une fin à sa matiere informe. Il ne lui en donne qu’entant qu’elle est modifiée de telle ou telle maniere, c’est-à-dire que parce qu’il y a des hommes & des animaux. Or c’est pourtant la derniere des absurdités de croire & de dire que l’œil n’a pas été fait pour voir, ni l’oreille pour entendre. Il faut dans ce malheureux système réformer le langage humain le plus raisonnable & le mieux établi, afin de ne pas admettre de connoissance & d’intelligence dans le premier auteur du monde & des créatures.

Il n’est pas moins absurde de croire que si les premiers hommes sont sortis de la terre, ils ayent reçu partout la même figure de corps & les mêmes traits, sans que l’un ait eu une partie plus que l’autre, ou dans une autre situation. Mais c’est parler conformément à la raison & à l’expérience, de dire que le genre humain soit sorti d’un même moule, & qu’il a été fait d’un même sang. Tous ces argumens doivent convaincre la raison qu’il y a dans l’univers un autre agent que la matiere qui le régit, & en dispose comme il lui plaît. C’est pourtant ce que Spinosa a entrepris de détruire. Je finis par dire que plusieurs personnes ont assuré que sa doctrine considérée même indépendamment des intérêts de la religion, a paru fort méprisable aux plus grands mathématiciens. On le croira plus facilement, si l’on se souvient de ces deux choses, l’une, qu’il n’y a point de gens qui doivent être plus persuadés de la multiplicité des substances, que ceux qui s’appliquent à la considération de l’étendue ; l’autre, que la plûpart de ces sçavans admettent du vuide. Or il n’y a rien de plus opposé à l’hypothèse de Spinosa, que de soutenir que tous les corps ne se touchent point, & jamais deux systèmes n’ont été plus opposés que le