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ce commune & familiere, ne s’étant point rencontré parmi les Egyptiens, dans la circonstance où il leur auroit été le plus utile ; ces peuples pressés entre l’inconvénient & la nécessité d’attacher la mémoire des faits à des monumens, ne dûrent naturellement penser qu’à en construire d’assez solides pour résister éternellement aux plus grandes révolutions. Tout semble concourir à fortifier cette opinion ; l’usage antérieur de confier à la pierre & au relief l’histoire des connoissances & des transactions ; les figures symboliques qui subsistent encore au milieu des plus anciennes ruines du monde, celles de Persepolis où elles représentent les principes du gouvernement ecclésiastique & civil ; les colonnes sur lesquelles Theut grava les premiers caracteres hyérogliphiques ; la forme des nouvelles pyramides sur lesquelles on se proposa, si ma conjecture est vraie, de fixer l’état des sciences & des arts dans l’Egypte ; leurs angles propres à marquer les points cardinaux du monde & qu’on a employés à cet usage ; la dureté de leurs matériaux qui n’ont pû se tailler au marteau, mais qu’il a fallu couper à la scie : la distance des carrieres d’où ils ont été tirés, aux lieux où ils ont été mis en œuvre ; la prodigieuse solidité des édifices qu’on en a construits ; leur simplicité, dans laquelle on voit que la seule chose qu’on se soit proposée, c’est d’avoir beaucoup de solidité & de surface ; le choix de la figure pyramidale ou d’un corps qui a une base immense & qui se termine en pointe ; le rapport de la base à la hauteur ; les frais immenses de la construction ; la multitude d’hommes & la durée du tems que ce travail a consommés ; la similitude & le nombre de ces édifices ; les machines dont ils supposent l’invention ; un goût décidé pour les choses utiles, qui se reconnoît à chaque pas qu’on fait en Egypte ; l’inutilité prétendue de toutes ces pyramides comparées avec la haute sagesse des peuples. Tout bon esprit qui pesera ces circonstances, ne doutera pas un moment que ces monumens n’ayent été construits pour être couverts un jour de la science politique, civile & religieuse de la contrée ; que cette ressource ne soit la seule qui ait pû s’offrir à la pensée, chez des peuples qui n’avoient point encore d’écriture & qui avoient vû leurs premiers édifices renversés ; qu’il ne faille regarder les pyramides comme les bibles de l’Egypte, dont les tems & les révolutions avoient peut-être détruit les caracteres plusieurs siecles avant l’invention de l’écriture ; que c’est la raison pour laquelle cet évenement ne nous a point été transmis ; en un mot que ces masses loin d’éterniser l’orgueil ou la stupidité de ces peuples, sont des monumens de leur prudence & du prix inestimable qu’ils attachoient à la conservation de leurs connoissances. Et la preuve qu’ils ne se sont point trompés dans leur raisonnement, c’est que leur ouvrage a résisté pendant une suite innombrable de siecles, à l’action destructive des élémens qu’ils avoient prévûe ; & qu’il n’a été endommagé que par la barbarie des hommes contre laquelle les sages égyptiens ou n’ont point pensé à prendre des précautions, ou ont senti l’impossibilité d’en prendre de bonnes. Tel est notre sentiment sur la construction des pyramides de l’Egypte ; il seroit bien étonnant que dans le grand nombre de ceux qui ont écrit de ces édifices, personne n’eût rencontré une conjecture qui se présente si naturellement.

Si l’on fait remonter l’institution des prêtres égyptiens jusqu’au tems d’Hermès Trismégiste, il n’y eut dans l’état aucun ordre de citoyens plus ancien que l’ordre ecclésiastique ; & si l’on examine avec attention quelques-unes des lois fondamentales de cette institution, on verra combien il étoit impossible que l’ordre des hiérophantes ne devînt pas nombreux, puissant, redoutable, & qu’il n’entraînât pas tous les maux dont l’Egypte fut desolée.

Il n’en étoit pas dans l’Egypte ainsi que dans les autres contrées du monde payen où un temple n’avoit qu’un prêtre & qu’un dieu. On adoroit dans un seul temple égyptien un grand nombre de dieux. Il y avoit un prêtre au moins pour chaque dieu, & un séminaire de prêtres pour chaque temple. Combien n’étoit-il pas facile de prendre trop de goût pour un état où l’on vivoit aisément sans rien faire ; où placé à côté de l’autel, on partageoit l’hommage avec l’idole, & l’on voyoit les autres hommes prosternés à ses piés ; où l’on en imposoit aux souverains mêmes ; où l’on étoit regardé comme le ministre d’en-haut & l’interprete de la volonté du ciel ; où le caractere sacré dont on étoit revêtu permettoit beaucoup d’injustices, & mettoit presque toûjours à couvert du châtiment ; où l’on avoit la confiance des peuples ; où l’on dominoit sur les familles dont on possédoit les secrets ; en un mot où l’on réunissoit en sa personne, la considération, l’autorité, l’opulence, la fainéantise & la sécurité. D’ailleurs il étoit permis aux prêtres Egyptiens d’avoir des femmes, & il est d’expérience que les femmes des ministres sont très-fécondes.

Mais pour que l’hyérophantisme engloutît tous les autres états & ruinât plus sûrement encore la nation, la prêtrise égyptienne fut une de ces professions dans lesquelles les fils étoient obligés de succéder à leurs peres. Le fils d’un prêtre étoit prêtre-né ; ce qui n’empêchoit point qu’on ne pût entrer dans l’ordre écclésiastique sans être de famille sacerdotale. Cet ordre enlevoit donc continuellement des membres aux autres professions, & ne leur en restituoit jamais aucun.

Mais il en étoit des biens & des acquisitions ainsi que des personnes. Ce qui avoit appartenu une fois aux prêtres ne pouvoit plus retourner aux laïcs. La richesse des prêtres alloit toûjours en croissant comme leur nombre. D’ailleurs la masse des superstitions lucratives d’une contrée suit la proportion de ses prêtres, de ses devins, de ses augures, de ses diseurs de bonne avanture, & de tous ceux en général qui tirent leur subsistance de leur commerce avec le ciel.

Ajoûtons à ces considérations qu’il n’y avoit peut-être sur la surface de la terre aucun sol plus favorable à la superstition que l’Egypte. Sa fécondation étoit un prodige annuel. Les phénomenes qui accompagnoient naturellement l’arrivée des eaux, leur séjour & leur retraite portoient les esprits à l’étonnement. L’émigration réguliere des lieux bas vers les lieux hauts ; l’oisiveté de cette demeure ; le tems qu’on y donnoit à l’étude de l’astronomie ; la vie sédentaire & renfermée qu’on y menoit ; les météores, les exhalaisons, les vapeurs sombres & malsaines qui s’élevoient de la vase de toute une vaste contrée, trempée d’eau & frappée d’un soleil ardent ; les monstres qu’on y voyoit éclore ; une infinité d’évenemens produits dans le mouvement général de toute l’Egypte s’enfuyant à l’arrivée de son fleuve, & redescendant des montagnes à mesure que les plaines se découvroient ; tant de causes ne pouvoient manquer de rendre cette nation superstitieuse ; car la superstition est par-tout une suite nécessaire des phénomenes surprenans dont les raisons sont ignorées.

Mais lorsque dans une contrée le rapport de ceux qui travaillent à ceux qui ne font rien, va toûjours en diminuant, il faut à la longue que les bras qui s’occupent ne puissent plus suppléer à l’inaction de ceux qui demeurent oisifs, & que la condition de la fainéantise y devienne onéreuse à elle-même. Ce fut aussi ce qui arriva en Egypte ; mais le mal étoit alors trop grand pour y remédier. Il fallut abandonner les choses à leur torrent. Le gouvernement en fut ébranlé. L’indigence & l’esprit d’intérêt engen-