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dans l’Asie-mineure, & qui dominerent pendant 28 ans sur toute cette seconde partie du monde, ont nourri de tout tems une prodigieuse quantité de chevaux, & qu’ils faisoient du lait de leurs jumens leur boisson ordinaire. Il seroit donc ridicule de penser qu’ils eussent ignoré l’art de monter à cheval[1]. Cela ne souffre aucune difficulté, quand on lit ce qu’Hérodote raconte des Amazones, femmes guerrieres qui descendoient des anciens Scythes.

Les Grecs (Hérodote, ibid.) les ayant vaincues en bataille rangée sur les bords de Thermodon, firent plusieurs prisonnieres, qu’ils mirent sur trois vaisseaux, & reprirent le chemin de leur patrie.

Quand on fut en plaine mer, nos héroïnes saisissant un moment favorable, se jetterent sur les hommes, les desarmerent, & leur couperent la tête. Comme elles ignoroient l’art de la navigation, elles furent obligées de s’abandonner à la merci des vents & des vagues, qui les porterent enfin sur un rivage des Palus Méotides, où étant descendues à terre, elles monterent sur les premiers chevaux qu’elles purent trouver, & coururent ainsi tout le pays.

Ce fait s’accorde parfaitement avec ce que l’abbréviateur de Trogue Pompée (Justin, l. II.) rapporte de l’éducation des Amazones : « elles ne passoient pas, dit-il, leur tems dans l’oisiveté ou à filer ; elles s’exerçoient continuellement au métier des armes, à monter à cheval, & à chasser ». Strabon, l. II. d’après Métrodore &c. dit encore que les plus robustes des Amazones alloient à la chasse, & faisoient la guerre montées sur des chevaux. Le tems de leur célébrité est antérieur à la guerre de Troye : une partie de l’Asie & de l’Europe sentit le poids de leurs armes ; elles bâtirent dans l’Asie mineure plusieurs villes (Justin, l. II.), entr’autres Ephèse, où il y a apparence qu’elles instituerent le culte de Diane.

Thésée étoit avec Hercule, lorsque ce héros à la tête des Grecs remporta sur elles la victoire du Thermodon. Résolues de tirer une vengeance éclatante de cet affront, elles se fortifierent de l’alliance de Sigillus, roi des Scythes, qui envoya à leur secours une nombreuse cavalerie commandée par son fils. Marchant tout de suite contre les Athéniens, qui obéissoient à Thésée, elles leur livrerent bataille jusque dans les murs d’Athenes, avec plus de courage que de prudence. Un différend survenu entr’elles & les Scythes empêcha ceux-ci de combattre : aussi furent-elles vaincues ; & cette cavalerie ne servit qu’à favoriser leur retraite & leur retour.

Les annales des autres peuples, soit d’Europe, soit d’Afrique, concourent également à prouver l’ancienneté de l’équitation ; on la voit établie chez les Macédoniens, avant que les Héraclides eussent conquis la Macédoine (Hérodote, l. VIII.). Les Gaulois, les Germains, les peuples d’Italie faisoient usage des chars ou de la cavalerie dans leurs premieres guerres qui nous sont connues (Diodore de Sicile, liv. V.). Les Ibériens ont de tout tems élevé d’excellens chevaux, de même que les Arabes, les Maures, & tous les peuples du Nord de l’Afrique.

Les traits historiques que nous venons de rapporter nous montrent évidemment, chez les Assyriens & les Egyptiens, les chevaux employés de toute antiquité dans les armées, à porter des hommes & à traîner des chars. Les Egyptiens ont inondé l’Asie de leurs troupes, pénétré dans l’Europe, & fondé

plusieurs colonies dans la Grece : les Amazones & les Scythes, chez qui l’art de l’équitation étoit en usage de tems immémorial, avoient parcouru de même une partie de l’Europe & de l’Asie, sur-tout de l’Asie-mineure, & s’étoient fait voir dans la Grece. De ces évenemens, tous antérieurs à la guerre de Troye, on pourroit conclure, sans chercher de nouvelles preuves, que dans le tems de cette expédition l’art de monter à cheval n’étoit ignoré ni des Grecs ni des Troyens.

II. L’équitation connue chez les Grecs avant la guerre de Troye. Cette proposition, que nous croyons vraie dans toute son étendue, a trouvé néanmoins deux contradicteurs célebres, madame Dacier & M. Freret : fondés sur le prétendu silence d’Homere, & sur ce qu’il ne fait jamais combattre ses héros à cheval, mais montés sur des chars, ils ont prétendu que l’époque de l’équitation dans la Grece & dans l’Asie-mineure, étoit postérieure à la guerre de Troye, & que les Grecs, de même que les Troyens, ne savoient en ce tems-là faire usage des chevaux que lorsqu’ils étoient attelés à des chars.

Il semble qu’une opinion si singuliere doive tomber d’elle-même, quand on observe que les Grecs existoient long-tems avant le passage de la mer Rouge, puisque Argos étoit alors à son sixieme roi[2], & que plus de quatre cents ans avant ce passage, l’égyptien Ourane avoit franchi le Bosphore pour donner des lois à ces Grecs, qui n’étoient encore que des sauvages, vivans comme les bêtes des herbes qu’ils broutoient. D’ailleurs plusieurs villes de la Grece n’étoient que des colonies des Egyptiens ou des Phéniciens. L’Egyptien Cecrops (environ 1556 ans avant J. C.) qui vivoit dans le siecle de Moyse, avoit fondé les douze bourgs d’où se forma depuis la ville d’Athenes : presque tout ce qui concernait la religion, les lois, les mœurs, avoit été porté d’Egypte dans la Grece. Sur quel fondement croira-t-on que les Egyptiens qui humaniserent & policerent les Grecs, leur eussent laissé ignorer l’art de l’équitation, qu’ils possédoient si bien eux-mêmes, & qu’ils n’eussent voulu seulement que leur apprendre à conduire des chars ? Comment ces Grecs, témoins des exploits de Sésostris, & qui avoient combattu contre les Amazones, ne virent-ils que des chars dans des armées où il y avoit indubitablement de la cavalerie ?

Malgré la solidité de ces réflexions, il s’en est peu fallu que le sentiment de M. Freret & de madame Dacier, soûtenu par un profond savoir, n’ait prévalu sur les plus grandes autorités : mais la déférence que l’on accorde à l’opinion de certains personnages, quand elle n’a point la vérité pour base, cede tôt ou tard à l’évidence.

M. l’abbé Sallier (histoire de l’Académie des inscriptions & belles-lettres, tom. VII. p. 37.) est celui qui a coupé court au progrès de l’erreur : il a démontré sensiblement que l’art de monter à cheval étoit connu des Grecs long-tems avant la guerre de Troye ; mais il ne résout pas entierement la question : il finit ainsi son mémoire.

« Le seul point sur lequel on ne trouve pas de témoignages dans Homere, se réduit donc à dire que les Grecs dans leurs combats, devant Troye, n’avoient point de soldats servans & combattans à cheval ».

On va donc s’attacher à prouver, par l’examen des raisons mêmes qu’a eu M. Freret de croire le contraire, que l’équitation étoit connue des Grecs & des Troyens avant le siége de Troye, & que ces peuples avoient dans leurs armées de la cavalerie

  1. Il y avoit au nord-est des Palus Méotides, des Scythes nommés lyrces, qui ne vivoient que du produit de leur chasse, & voici comment ils la pratiquoient. Cachés parmi les arbres qui étoient là en grand nombre, & ayant près d’eux un chien & un petit cheval couché sur le ventre, ils tiroient sur la bête à son passage, & montoient tout de suite à cheval pour courir à sa poursuite avec leur chien. Hérodote, liv. IV.
  2. Ce royaume d’Argos avoit été fondé par l’égyptien Danaüs, vers l’an 1476, avant J. C.