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distinguée des chars : nous conjecturons que ces chars ne servoient que pour les principaux chefs, lorsqu’ils marchoient à la tête des escadrons.

Madame Dacier, qui pensoit sur la question présente de même que l’illustre académicien, « ne comprend pas, dit-elle, (préf. de la traduct. de l’Iliade, édit. 1741. p. 60.) comment les Grecs, qui étoient si sages, se sont servis si long-tems de chars au lieu de cavalerie, & comment ils n’ont pas vû les inconvéniens qui en naissoient ». Sans examiner la difficulté bien plus grande de conduire un char que de manier un cheval, ni le terrein considérable que ces chars devoient occuper, elle se contente d’observer, ajoûte-t-elle, « que quoiqu’il y eût sur chaque char deux hommes des plus distingués & des plus propres pour le combat, il n’y en avoit pourtant qu’un qui combattît, l’autre n’étant occupé qu’à conduire les chevaux : de deux hommes en voilà donc un en pure perte. Mais il y avoit des chars à trois & à quatre chevaux pour le service d’un seul homme : autre perte digne de considération ». Madame Dacier conclut, malgré ces observations, qu’il falloit bien que l’art de monter à cheval ne fût point connu des Grecs dans le tems de la guerre de Troye.

Quelle erreur de sa part ! Pour supposer dans ce peuple une si grande ignorance, il faut ou qu’elle n’ait pas toûjours bien entendu le texte de son auteur, ou qu’elle n’ait pas assez réfléchi sur les expressions d’Homere. On doit convenir cependant qu’elle étoit si peu sûre de son opinion, qu’elle a dit ailleurs (Remarques sur le X. liv. de l’Iliade) : « Dans les troupes il n’y avoit que des chars ; les cavaliers n’étoient en usage que dans les jeux & dans les tournois ». Mais qu’étoient ces jeux & ces tournois, que des exercices & des préparations pour la guerre ? Et pourroit-on penser que les Grecs s’y fussent distingués dans l’art de monter des chevaux, sans profiter d’un si grand avantage dans les combats ?

M. Freret moins indéterminé (mém. de Litt. de l’Acad. des inscript. tom. VII. p. 286.) ne se dément pas dans son opinion. « On est surpris, dit il, en examinant les ouvrages des anciens écrivains, surtout ceux d’Homere, de n’y trouver aucun exemple de l’équitation, & d’être obligé de conclure que l’on a long-tems ignoré dans la Grece l’art de monter à cheval, & de tirer de cet animal les services que nous en tirons aujourd’hui, soit pour le voyage, soit pour la guerre ».

Telle est la proposition qui fait le sujet de sa dissertation : elle est remplie de recherches curieuses & savantes, mais qui, toutes prises dans leur véritable sens, peuvent servir à prouver le contraire de ce qu’il avance.

Après avoir établi pour principe qu’Homere ne parle en aucun endroit de ses poëmes, de cavaliers, ni de cavalerie, il prétend que ce poëte, quoiqu’il écrivît dans un tems où l’équitation étoit connue, s’est néanmoins abstenu d’en parler, pour ne pas choquer ses lecteurs par un anachronisme contre le costume, qui eût été remarqué de tout le monde. Cet argument négatif est la base de tous ses raisonnemens ; & M. Freret n’oublie rien pour lui donner d’ailleurs une force qu’il ne sauroit avoir de sa nature.

Pour cet effet, 1°. il examine & combat tous les témoignages des écrivains postérieurs à Homere que l’on peut lui opposer : 2°. il discute dans quel tems ont été élevés les plus anciens monumens de la Grece, sur lesquels on voyoit représentés des cavaliers ou des hommes à cheval, pour montrer qu’ils sont tous postérieurs à l’établissement de la course des chevaux dans les jeux olympiques : 3°. il cherche à

prouver que la fable des Centaures n’avoit dans son origine aucun rapport à l’équitation : 4°. il termine ses recherches par quelques conjectures sur le tems où il croit que l’art de monter à cheval a commencé d’être connu des Grecs.

Examen du texte d’Homere. Puisque Homere est regardé, pour ainsi dire, comme le juge de la question, voyons d’abord si son silence est réel, & si nous ne pouvons pas trouver dans ses ouvrages des témoignages positifs en faveur de l’équitation.

Dans le dénombrement (Iliad. l. II.) des Grecs qui suivirent Agamennon au siége de Troye, il est dit de Ménesthée, le chef des Athéniens, « qu’il n’avoit pas son égal dans l’art de mettre en bataille toute sorte de troupes, soit de cavalerie, soit d’infanterie ». Sur quoi il est bon d’observer que les Athéniens habitoient un pays coupé, montueux, très-difficile, & dans lequel l’usage des chars étoit bien peu pratiquable.

On trouve parmi les troupes troyennes les belliqueux escadrons des Ciconiens ; & l’on voit dans l’odyssée (livre IX. pag. 262. édit. 1741.) que ces Ciconiens savoient très-bien combattre à cheval, & qu’ils se défendoient aussi à pié, quand il le falloit. Quoi de plus clair que l’opposition de combattre à pié & de combattre à cheval ? Ils étoient en plus grand nombre ; voilà donc beaucoup de gens de cheval. Madame Dacier le dit de même dans sa traduction : elle pensoit donc autrement quand elle composa la préface de sa traduction de l’Iliade.

Quand Nestor conseille (Iliad. l. VII.) aux Grecs de retrancher leur camp : « nous ferons, leur dit-il, un fossé large & profond, que les hommes & les chevaux ne puissent franchir ». Que peut-on entendre par ces mots, si ce n’est des chevaux de cavaliers ? Les Grecs avoient-ils naturellement à craindre que des chars attelés de deux, trois ou quatre chevaux franchissent des fossés ?

Ulysse & Diomede (Iliad. l. X.) s’étant chargés d’aller reconnoître pendant la nuit la position & les desseins des Troyens, rencontrerent Dolon, que les Troyens envoyoient au camp des Grecs dans le même dessein, & ils apprirent de lui que Rhésus, arrivé nouvellement à la tête des Thraces, campoit dans un quartier séparé du reste de l’armée. Sur cet avis les deux héros coupent la tête de Dolon, pressent leur marche, & arrivent dans le camp des Thraces, qu’ils trouverent tous endormis, chacun d’eux ayant auprès de soi ses armes à terre & ses chevaux. Ils étoient couchés sur trois lignes ; au milieu dormoit Rhésus leur chef, dont les chevaux étoient aussi tout-près de lui, attachés à son char.

Diomede se jette aussi-tôt sur les Thraces, en égorge plusieurs, & le roi lui-même : après quoi, pendant qu’Ulysse va détacher les chevaux de Rhésûs, il essaye d’en enlever le char ; mais Minerve lui ordonne d’abandonner cette entreprise. Il obéit, rejoint Ulysse, & montant ainsi que lui sur l’un des chevaux de Rhésus, ils sortent du camp & volent vers leurs vaisseaux, poussant les chevaux, qu’ils foüettent avec un arc. Arrivés dans l’endroit où ils avoient laissé le corps de Dolon, Diomede saute legerement à terre, prend les armes de l’espion troyen, remonte promptement à cheval, & Ulysse & lui continuent de pousser à toute bride ces fougueux coursiers, qui secondent merveilleusement leur impatience. Nestor entend le bruit, & dit : il me semble qu’un bruit sourd, comme d’une marche de chevaux, a frappé mes oreilles.

Tout lecteur non prévenu verra sans doute dans cette épisode une preuve de la connoissance que les Grecs, ainsi que les Thraces, avoient de l’équitation. Les cavaliers thraces, couchés sur trois rangs,