Page:Diderot - Le Neveu de Rameau.djvu/143

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dans son grenier, boire de l’eau, manger du pain sec, et se chercher soi-même.

LUI. — Peut-être ; mais je n’en ai pas le courage. Et puis sacrifier son bonheur à un succès incertain ! Et le nom que je porte donc ?… s’appeler Rameau ! cela est gênant. Il n’en est pas des talents comme de la noblesse, qui se transmet, et dont l’illustration s’accroît en passant du grand-père au père et du père au fils, et du fils à son petit-fils, sans que l’aïeul impose quelque mérite à son descendant ; la vieille souche se ramifie en une énorme tige de sots, mais qu’importe ? Il n’en est pas ainsi du talent. Pour n’obtenir que la renommée de son père, il faut être plus habile que lui ; il faut avoir hérité de sa fibre… La fibre m’a manqué, mais le poignet s’est dégourdi ; l’archet marche, et le pot bout : si ce n’est pas de la gloire, c’est du bouillon.

MOI. — À votre place, je ne me le tiendrais pas pour dit, j’essayerais.

LUI. — Et vous croyez que je n’ai pas essayé ? Je n’avais pas quinze ans, lorsque je me dis pour la première fois : Qu’as-tu ?… tu rêves ; et à quoi rêves-tu ? Que tu voudrais bien avoir fait ou faire quelque chose qui excitât l’admiration