Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/155

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La grande cave regardait la rivière par deux longs soupiraux grillagés. Le matin, il y entrait, avec le petit jour, un brouillard glacé qui sentait l’eau.

On y voyait à peine, et, pour écrire, les hommes avaient allumé une bougie, fixée avec trois larmes de suif sur le coin d’un guéridon en acajou. Il y avait de tout dans cette cave : des chaises, des lits, des tables, des casiers à bouteilles qui nous servaient d’armoire, des matelas, et jusqu’à un rocking-chair, que Bouffioux lorgnait pour allumer son feu. Jamais, depuis qu’ils étaient en guerre, ceux de la compagnie n’avaient si bien dormi. Ils savouraient leur bonheur toute la journée, vautrés dans leur coin, marquant la literie de leurs godillots sales, et la tête moelleusement posée sur un oreiller de duvet.

Dans la cave du fond, on faisait un concert. Un caporal jouait de l’ocarina, et, accroupis autour de lui, les camarades reprenaient la romance au refrain avec des voix langoureuses. Juché sur un secrétaire Empire, le père Hamel marquait la mesure à coups de talon sur le panneau de palissandre.

On se rendait des visites de cave à cave. Toutes étaient bien meublées. Il ne devait plus rien rester dans les maisons, ni même sous les pierres : peu à peu on avait tout enlevé. Ce qu’on n’avait pas descendu dans les caves, on l’avait emporté dans le bois où l’on prenait les tranchées. Le soir, les corvées arrivaient, en bandes d’ombres, et s’en retournaient chargées de tables, de fauteuils, de sommiers. Meuble par meuble, le village déménageait, et l’on rencontrait dans le Bois des Sources d’étranges gourbis dont la porte était celle d’un bahut Renaissance, avec d’affreux