Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ils étaient tous les mêmes. La retraite, c’était l’opération stratégique dont ils étaient le plus fiers, la seule action à laquelle ils se vantaient immodérément d’avoir participé, c’était le fond de tous leurs récits : la Retraite, la terrible marche forcée, de Charleroi à Montmirail, sans haltes, sans soupe, sans but, les régiments mêlés, zouaves et biffins, chasseurs et génie, les blessés effarés et trébuchants, les traînards hâves que les gendarmes abattaient ; les sacs, les équipements jetés dans les fossés, les batailles d’un jour, toujours acharnées, parfois victorieuses – Guise, où l’Allemand recula – le sommeil de pierre pris sur le talus ou sur la route, malgré les caissons qui passaient, broyant des pieds ; les épiceries pillées, les basses-cours dévastées, le pain moisi qu’on se disputait ; mitrailleurs sans mulets, dragons sans chevaux, Sénégalais sans chefs ; les chemins encombrés de tapissières et de chars à bœufs, où s’entassaient des gosses et des femmes en larmes, les arbis traînant des chèvres, les villages en flammes, les ponts qui sautaient, les copains qu’on abandonnait, sanglants ou fourbus, et toujours, harcelant la tragique colonne, l’aboiement du canon. La Retraite… Dans leurs bouches, cela prenait des airs de Victoire.

— J’te jure que quand tu lisais sur les plaques « Paris, 60 kilomètres » ça te faisait drôle…

— Surtout à ceux de Paname, fit le grand Vairon.

— Et après, termina négligemment Sulphart, comme l’épilogue banal d’un beau récit, après ç’a été la Marne.

— Tu t’souviens des petits melons de Tilloy… Ce qu’on a pu s’en taper ?…