Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/43

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— Non, de l’autre côté de la route, lui répondit Sulphart, couché près de lui dans l’herbe humide. Tu vas voir qu’à force d’entendre ce boucan-là, les Boches vont se mettre à tirer dans le tas… Je donnerais vingt ronds pour que tous ces c…-là se fassent bigorner… Mais écoute-les gueuler !…

Lui ne criait plus. Sa voix de braillard s’était prudemment assourdie ; il avait même rentré sa pipe, et avançait le dos courbé. Ces précautions étonnèrent Gilbert.

— Il n’y a pas de danger ici ? demanda-t-il.

— Non, au contraire. Écoute.

Des petits sifflements mélodieux rayaient la nuit, prolongés, comme une guitare qu’on pince.

— Tu entends ? C’est des balles.

Gilbert écouta, amusé. Cela lui plaisait que les balles eussent ce joli son de guêpe. Et il ne pensa même pas que cela pouvait tuer. À un commandement transmis, tout bas, de bouche en bouche, la compagnie se redressa dans un long cliquetis.

— Ligne d’escouade à cinq pas… Arme à la main… Pas de bruit…

En longue file zigzagante, la troupe descendit vers la grand-route dont on apercevait la ligne d’arbres, en contrebas. On n’avait pas encore creusé de boyaux pour y descendre.

Les betteraves aux hautes fanes et l’herbe folle des champs incultes trempaient les jambes jusqu’aux genoux et tendaient des collets aux pieds pesants. On ne voyait rien. Le monde s’arrêtait à quelques pas, la terre noire et le ciel sombre confondus. À peine devinait-on les silhouettes penchées des camarades.