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LA VIE PASSIONNELLE


On voyait, au travers du rideau de batiste,
              Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
              Tes beaux yeux de sombre améthyste…[1] »


Elle passait ainsi, fière, sinon dédaigneuse ; révoltée, dans le fond de son âme virginale, contre les préjugés de sang ; doucement flattée par cet amour qu’elle sentait si timide, et qui lui rapportait, comme un hommage rendu à son orgueil, les excuses de toute une race.

Charles Leconte de Lisle devait demeurer à jamais hanté par cette idéale vision. Elle lui rendit, pour toujours, impossible de porter de l’amour, là où il ne trouvait pas de la beauté.

En effet, à côté des sentiments poétiques et vagues dont, pendant ses années d’études, il avait enveloppé les deux sœurs Beamish, on a trouvé, dans ses papiers de jeunesse, la trace d’un inutile effort qu’il fit, pour aimer une jeune fille sans beauté. Son âme profonde, son caractère sérieux, son esprit élevé s’accordaient avec les théories critiques du poète. Vers 1839, il est question, dans les lettres du jeune créole d’une « mademoiselle Eugénie » dont le nom de famille n’est jamais écrit, et qui témoignait, pour la poésie et les lettres, d’une passion vraie ou feinte. Elle a un album, sur lequel elle copie des vers ; elle s’occupe de littérature ; elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour s’évader de cette catégorie de femmes, une fcis pour toutes, stigmatisées par le jeune poète : « incapables de se réfugier dans l’admiration de la Nature. « Évidemment, Leconte de Lisle voudrait aimer une personne si méritante, et qui s’abonne à la « Revue »[2] dont il est lui-même le jeune directeur.

Il parle « de mademoiselle Eugénie » dans presque toutes ses lettres à son ami Rouffet, mais il ressort de ses confiden-

  1. « Le Manchy ». Poèmes Barbares.
  2. La Variété. Rennes, 1840.