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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

ces mêmes qu’elle est, pour lui, une maquette de rêve, une partenaire pour conversations poétiques, rien de plus. Impossible, en effet, d’être moins jaloux qu’il ne paraît. Il soupçonne que Rouffet aime la jeune fille, et il a la grandeur d’âme de travailler à ramener le dit Rouffet dans la ville où elle habite. Il écrit une pièce de vers toute pleine d’élans passionnés et qui a pour titre : La Femme que j’aurais aimée. Il décide d’aller l’offrir à Mlle Eugénie, mais pour qu’elle ne se méprenne point sur ses sentiments, il efface les traits enflammés qui éclataient dans la pièce.

On a enfin l’explication de ces tergiversations et de ces tiédeurs. Un beau matin, après avoir déclaré que Mlle Eugénie est « fort intelligente », il s’écrie :

« Oh ! si son plumage ressemblait à son ramage ! »

Quelques semaines plus tard c’est l’exécution sans appel : « Mademoiselle Eugénie, devenant plus visiblement laide de jour en jour, me cause, plus que jamais, une invincible répulsion. »

Le cérébral qu’était Leconte de Lisle ne se sent pas né pour aimer des intellectuelles.

Mais ce ne sont, encore là, que jeux d’enfant. Ce fut seulement à son retour de Bourbon, et à ses débuts dans la vie de Paris, que le poète, qui approchait alors de la trentaine, connut l’amour, dans des emportements qui déséquilibrèrent sa philosophie, mirent sa sagesse en déroute, déchaînèrent, un instant, la fougue de ses sens, et marquèrent, à jamais, sa sensibilité, d’un regret, qui, chez lui, rend exceptionnellement émouvante toute allusion aux affres de la passion.

Une pièce de vers, Les Spectres[1], publiée en 1862, donne lieu de penser, qu’en des temps difficiles, le poète traversa des épreuves d’amour sans parvenir à se fixer, ni à dominer, après chaque désillusion, les espérances qui renaissaient

  1. Poèmes Barbares.