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LA CONCEPTION DE L’ART

excellence, pourvu qu’il ne s’abaisse pas au niveau « des excitateurs à la vertu » : « dès qu’il monte en chaire, l’artiste meurt en lui, sans profit pour personne. »

Une autre fiction, pour laquelle cet amateur du beau absolu et d’idéal général qu’est Leconte de Lisle ne peut être tendre, c’est la prétention qus ses contemporains affectent de cultiver un art « national », d’avoir donné naissance à des « poètes nationaux ». L’art est, pour lui, international en soi :

« Ce n’est pas que je nie, écrit-il, l’art individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable en cela à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme.[1] »

Mais il est persuadé que le génie français de son temps est réfractaire à l’art, particulièrement à la poésie lyrique. Il déclare que Victor Hugo ne sera jamais un « poète national, » il l’en glorifie, car, si le titre est beau, le génie doit y renoncer quand on le décerne à des rimeurs vulgaires, à des ménétriers d’occasion :

« Hugo, le prince des lyriques contemporains, écrit-il, n’a-t-il pas, pour fonction supérieure, de sonner, victorieusement, de son clairon d’or, les fanfares éclatantes de l’âme humaine en face de la beauté et de la force naturelles ? Un souffle de cette vigueur mettrait en pièces les mirlitons nationaux, si chers aux oreilles, obstruées des reprises de guinguettes…[2] »

Loin de chercher des obstacles à sa liberté de création et de s’imposer des partis pris qui le diminuent, l’artiste désireux d’atteindre ce « caractère général » qui renferme dans une œuvre vivante l’expression d’une vertu ou d’une passion idéalisée, ne se haussera jamais assez haut au-dessus des préjugés. Même parmi les artistes marqués du sceau du génie, le nombre de ceux qui se sont élevés à ces hauteurs de

  1. « Étude sur Vigny ». Nain Jaune, 1864.
  2. Préface des Poèmes et Poésies, 1852.