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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

chanter, dans cette place mystérieuse du cerveau, où la vue des mots éveille des émotions sonores. Mais pour que ce lyrisme éclate, dans son plein effet, il est indispensable que les vers du poète soient déclamés. Tel était l’avis de Flaubert qui lui écrivit un jour : « J’ai relu, dans la nouvelle édition que tu m’envoies, mes pièces favorites avec le « gueuloir » qui leur sied, et cela m’a fait du bien… »

Sainte-Beuve, dont l’esprit critique se défendait, si vivement, contre les impressions extérieures, qui auraient pu obscurcir la netteté de sa clairvoyance, s’écrie, avec enthousiasme, au lendemain d’une récitation, où Leconte de Lisle lui-même l’a ému en déclamant un de ses poèmes :

« … On ne saurait rendre l’ampleur et le procédé habituel de cette poésie si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et mystérieux. C’est un flot large et continu, une poésie amante de l’idéal dont l’expression est faite pour des lèvres harmonieuses et amies du nombre… »

Dès qu’il s’agit de la forme et de la musique du vers, Leconte de Lisle n’est pas moins intransigeant, à l’égard des amis qu’il admire le plus, qu’il ne l’est pour soi-même. On a retrouvé, parmi les lettres qu’il a adressées à Ménard, un billet où il dit :

« … Tes vers de dix pieds sont on ne peut plus anti-prosodiques, ainsi mêlés aux hexamètres, et cela est d’autant plus déplorable qu’ils sont très bien faits en eux-mêmes. J’aurais beaucoup préféré que toute la pièce fut écrite en vers de dix pieds. C’est une de nos vieilles querelles…[1] »

On le voit, l’adaptation des rythmes à l’idée, et leur rapport entre eux, était, pour Leconte de Lisle, une préoccupation très vive. Nul n’a connu mieux que lui, dans ce qu’ils ont de plus intime, de plus secret, le pouvoir de la forme, la vertu mystérieuse de la rime, du rythme, du mot.

  1. 18 avril 1851.