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L’ÉVEIL DU POÈTE

« … L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l’œfil clos. Leur ventre bat et fume…
Et bourdonnent autour mille insectes ardents…
… Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité ;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.[1] »


Dans cette description, l’animal n’est point un accident dans le paysage : on est en face d’une symphonie qui commence et s’achève par le silence, tandis qu’au milieu, le passage des lourds pachydermes, développé comme le motif d’une fugue, s’approche, s’enfle, éclate, s’éloigne, s’éteint. Il n’y a peut-être pas, dans la littérature française, d’exemple d’une description où un poète ait fait, aux ressources de la composition musicale, un emprunt plus heureux.

Le miracle des œuvres qu’un artiste, doué jusqu’au génie, a portées à la perfection, c’est qu’il peut se révéler tout entier, dans chacune d’elles. Ainsi, la pièce intitulée : Sacra Fames apparaît comme un post-scriptum naturel de ces études de mœurs animales dans lesquelles Leconte de Lisle s’est efforcé de mettre en lumière les sentiments et les passions qui rattachent la bête à l’homme.

Après avoir évoqué la mer équatoriale, où les astres se reflètent, comme ailleurs les fleurs émaillent la forêt, le poète éprouve une joie farouche à nous montrer, sous l’eau transparente, le requin, sinistre rôdeur des steppes de la mer qui :


« … Ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce.[2] »


Édifiés sur les intentions profondes de Leconte de Lisle, nous n’attendons plus qu’il ait un mot pour flétrir cette activité, uniquement dévoratrice du monstre. En écartant la vague pour nous montrer cet outil, vivant et terrible, de des-

  1. « Les Éléphants ». Poèmes Barbares.
  2. « Sacra Fames ». Poèmes Tragiques.