Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/59

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présent, c’est uniquement ton bien. Examine toi-même ; est-ce que tu n’as pas confiance en moi ? De plus, tu es un homme… un homme… en un mot, un homme intelligent, et je comptais sur toi… or c’est, dans le cas présent, c’est… c’est…

Gania vint encore en aide à l’embarras de son patron.

— C’est le principal, acheva-t-il, et ses lèvres se crispèrent en un sourire venimeux qu’il n’essaya pas de dissimuler. Ses yeux flamboyants étaient fixés sur ceux du général, comme s’il eût voulu lui faire lire toute sa pensée dans ce regard. Ivan Fédorovitch devint pourpre de colère.

— Eh bien, oui, l’esprit est le principal ! répliqua-t-il en regardant audacieusement son interlocuteur, — et tu es un homme ridicule, Gabriel Ardalionovitch ! on dirait que l’arrivée de ce marchand te fait plaisir, que tu vois là une issue pour toi. Mais ici précisément il aurait fallu procéder dès le début en homme intelligent, ici justement il faut comprendre et… et agir des deux côtés honnêtement, franchement, sinon… mieux valait prévenir à l’avance, pour ne pas compromettre les autres, d’autant plus que ce n’est pas le temps qui a manqué pour cela, et même il n’est pas encore trop tard à présent (le général releva ses sourcils d’un air significatif), quoiqu’il ne reste plus que quelques heures… Tu as compris ? Tu as compris ? En résumé, veux-tu ou ne veux-tu pas ? Si tu ne veux pas, dis-le et que ce soit fini. Personne ne vous retient, Gabriel Ardalionitch, personne ne vous entraîne de force dans un traquenard, si toutefois vous en voyez un là.

— Je veux, proféra à demi-voix mais d’un ton ferme Gania, qui ensuite baissa les yeux et garda un morne silence.

Cette réponse satisfit le général. Il s’était quelque peu emporté, mais déjà on voyait qu’il regrettait de n’avoir pas su se contenir. Tout à coup il se tourna vers le visiteur, et, à la pensée que celui-ci avait entendu la conversation précédente, une inquiétude subite se montra sur le visage d’Ivan Fédorovitch. Toutefois, cette impression s’évanouit en un instant : un seul regard jeté sur le prince suffit pour rassurer pleinement le général.