Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/296

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Le littérateur dont nous parlons avait été introduit chez les Épantchine très-peu de temps auparavant par la femme du « haut fonctionnaire ». Cette dame passait pour protéger les savants et les gens de lettres ; le fait est qu’elle avait procuré une pension à un ou deux écrivains par l’entremise de personnages haut placés qui n’avaient rien à lui refuser. Elle était influente dans son genre. Âgée de quarante-cinq ans (beaucoup plus jeune, par conséquent, que son mari), elle avait été très-belle autrefois, et maintenant encore, par une manie propre à beaucoup de dames quadragénaires, elle portait des toilettes excessivement tapageuses. Son intelligence était médiocre et ses connaissances littéraires fort sujettes à caution. Mais elle avait la manie de protéger les gens de lettres comme elle avait celle de s’habiller avec luxe. On lui dédiait beaucoup d’ouvrages et de traductions ; deux ou trois écrivains avaient publié, avec son autorisation, des vers qu’ils lui avaient adressés, des lettres traitant de sujets extrêmement sérieux…

Et voilà la société que le prince prenait pour de l’or en barre ! Du reste, par une coïncidence curieuse, tous ces gens étaient aussi des mieux disposés ce soir-là et très-contents d’eux-mêmes. Tous, jusqu’au dernier, savaient qu’ils faisaient par leur visite un grand honneur aux Épantchine. Mais, hélas ! le prince ne soupçonnait pas ces arrière-pensées. Par exemple, une chose dont il ne se doutait en aucune façon, c’était que les Épantchine, au moment de prendre une résolution aussi grave que celle d’établir leur fille, n’auraient pas osé ne pas le montrer, lui le prince Léon Nikolaïévitch, au haut fonctionnaire, protecteur attitré de leur famille. Quant à ce dernier, il aurait vu avec une complète indifférence le plus affreux malheur fondre sur les Épantchine, mais il se serait certainement formalisé s’ils avaient fiancé leur fille sans le consulter. Le prince N… cet homme si spirituel, si rond, si gentil, avait la profonde conviction qu’il était quelque chose comme un soleil éclairant le salon des Épantchine. Il les jugeait infiniment au-