Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/297

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dessous de lui, et c’était précisément cette pensée qui le rendait si aimable et si bonhomme avec eux. Il savait très-bien qu’à cette soirée il devait absolument raconter quelque chose pour charmer la société, et il n’avait nulle envie de se soustraire à cette obligation. Quand ensuite le prince Léon Nikolaïévitch entendit le récit du brillant narrateur, il s’avoua qu’il n’avait jamais rien ouï de pareil, tant cela était spirituel, gai et naïf ; cette naïveté semblait presque touchante dans la bouche d’un Don Juan comme le prince N… Si pourtant notre héros avait su combien était vieille, rebattue, démodée, l’histoire qu’il écoutait avec un tel ravissement ! Elle était passée à l’état de scie dans tous les salons, et il fallait compter beaucoup sur la simplicité des Épantchine pour oser leur servir cette rengaine comme une nouveauté. Il n’y avait pas jusqu’au petit poète allemand qui, malgré ses façons aimables et sa tenue modeste, ne crût, lui aussi, faire honneur par sa présence aux maîtres de la maison. Mais le prince ne remarquait pas le revers de la médaille, tous ces dessous échappaient à son attention. C’était un malheur qu’Aglaé n’avait pas prévu. Quant à la jeune fille, elle était très en beauté à cette soirée. Sans être vêtues trop somptueusement, les trois demoiselles portaient d’élégantes toilettes, et des soins particuliers avaient même été donnés à leur coiffure. Assise à côté d’Eugène Pavlovitch, Aglaé causait et plaisantait fort amicalement avec lui. Radomsky avait une contenance un peu plus réservée que de coutume, peut-être la présence des gros bonnets lui imposait-elle. Du reste, malgré sa jeunesse, depuis longtemps déjà il avait l’habitude du monde et s’y trouvait comme dans son élément. Il était venu chez les Épantchine, ce soir-là, avec un crêpe à son chapeau, ce qui lui valut les éloges de la princesse Biélokonsky : un autre neveu mondain, dans de pareilles circonstances, n’aurait peut-être pas pris le deuil pour la mort d’un tel oncle. Élisabeth Prokofievna loua aussi cette manière d’agir, mais, en général, elle semblait fort soucieuse. Le prince remarqua que deux fois