Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/374

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mon âme ! fit un clerc de chancellerie. — « Ma vie pour une nuit !… »

Quand Nastasia Philippovna sortit de la maison, elle était aussi pâle qu’un mouchoir ; mais ses grands yeux noirs fixés sur le public brillaient comme des charbons ardents. La foule ne put résister à ce regard ; l’indignation fit place à des transports d’enthousiasme. Déjà s’ouvrait la portière, déjà Keller présentait la main à la jeune femme, quand tout à coup celle-ci poussa un cri, et s’éloigna du perron pour se jeter au milieu du rassemblement. Tous ceux qui l’escortaient restèrent immobiles de stupeur, le public s’écarta devant elle et à cinq ou six pas de la maison apparut soudain Rogojine. Dans la foule, Nastasia Philippovna distingua son regard. Elle courut à lui comme une folle et lui saisit les deux mains :

— Sauve-moi ! Emmène-moi ! Où tu voudras, tout de suite !

La prendre dans ses bras et la porter jusqu’à une voiture fut pour Rogojine l’affaire d’un instant. Puis il tira de son porte-monnaie un billet de cent roubles qu’il tendit au cocher.

— Au chemin de fer ! Si nous arrivons à temps pour prendre le train, tu auras encore cent roubles !

Là-dessus, il sauta lui-même dans la voiture où il venait de faire monter Nastasia Philippovna, et referma la portière. Sans une minute d’hésitation, le cocher fouetta ses chevaux. Par la suite, Keller s’excusa sur la stupéfaction dans laquelle l’avait plongé un événement si imprévu. « Encore une seconde, et j’aurais recouvré ma présence d’esprit, je n’aurais pas laissé faire cela ! » disait-il en racontant l’aventure. Le premier mouvement des deux garçons d’honneur fut de prendre une autre voiture qui stationnait là, et de se mettre à la poursuite de la fugitive ; mais, chemin faisant, ils changèrent d’idée.

— En tout cas, il est trop tard ! On ne peut pas la ramener de force ! observa Keller.

— D’ailleurs, le prince n’y consentirait pas ! dit Bourdovsky tout ému.