Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/40

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Pourquoi depuis trois jours est-elle une énigme pour tout le monde ? Que vient faire ici Gabriel Ivolguine ? Pourquoi hier et aujourd’hui s’est-elle mise à vanter Gabriel Ivolguine et n’a-t-elle pas cessé de pleurer ? Pourquoi dans cette lettre anonyme est-il question de ce maudit « chevalier pauvre », alors qu’elle n’a pas même montré à ses sœurs le billet qu’elle avait reçu du prince ? Et pourquoi… pourquoi ai-je couru tout à l’heure chez lui comme une possédée et l’ai-je moi-même traîné ici ? Seigneur, je suis folle, que de sottises je viens de faire ! Parler à un jeune homme des secrets de ma fille, et encore… et encore de secrets qui, pour ainsi dire, le concernent lui-même ! Seigneur, c’est encore bien heureux qu’il soit idiot et… et… que ce soit un ami de la maison ! Seulement est-il possible qu’Aglaé ait une toquade pour un pareil crétin ? Seigneur, à quoi vais-je penser ! Fi ! Nous sommes des types… tous, à commencer par moi, on devrait nous mettre sous verre et nous montrer pour dix kopeks. Je ne vous pardonne pas cela, Ivan Fédorovitch, je ne vous le pardonnerai jamais ! Et pourquoi à présent ne le larde-t-elle pas ? Elle avait promis de le larder et elle n’en fait rien ! Oh ! comme elle le regarde attentivement ! Elle se tait, elle ne s’en va pas, elle reste, et elle-même lui avait défendu de venir… Il est tout pâle. Et ce maudit bavard d’Eugène Pavlitch qui parle tout le temps ! Il n’y en a que pour lui, il ne permet pas aux autres de placer un mot. Je saurais bien vite tout, si je pouvais seulement changer la conversation… »

Le prince, en effet, était assez pâle. Assis devant la table ronde, il semblait extrêmement effrayé, et néanmoins, par moments, une extase incompréhensible pour lui-même s’emparait de son âme. Oh ! comme il avait peur de regarder d’un certain côté, vers le coin d’où le contemplaient fixement deux yeux noirs bien connus ! Mais, en même temps, qu’il était heureux de se retrouver au milieu de cette famille et d’entendre la voix connue, — après ce qu’on lui avait écrit ! « Seigneur, que dira-t-elle maintenant ! » Quant à lui, il n’avait pas encore proféré une parole et il prêtait une