Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/56

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

filles, très-gaies, du reste, avaient toujours les yeux fixés sur Aglaé et le prince qui marchaient en avant d’elles. Évidemment, la manière d’être de leur cadette les intriguait fort. Le prince Chtch…, peut-être pour changer le cours des idées de la générale, s’ingéniait à lui parler de choses indifférentes, mais il ne réussissait qu’à l’ennuyer énormément. Élisabeth Prokofievna paraissait toute déroutée ; elle répondait de travers, et parfois même laissait les questions sans réponse. Aglaé Ivanovna posa encore plus d’une énigme durant cette soirée. La dernière fut réservée au prince seul. Quand ils se trouvèrent à cent pas de la maison, la jeune fille s’adressant à demi-voix à son cavalier qui ne soufflait mot, lui dit rapidement :

— Regardez à droite.

Il tourna les yeux dans la direction indiquée.

— Regardez plus attentivement. Voyez-vous ce petit banc, dans le parc, là où sont ces trois grands arbres… un banc vert ?

Le prince répondit qu’il le voyait.

— Est-ce que ce site vous plaît ? Parfois, à sept heures du matin, lorsque tout le monde dort encore, je vais là m’asseoir seule.

Le prince balbutia que l’endroit était ravissant.

— Maintenant laissez-moi, je ne veux plus marcher bras dessus bras dessous avec vous. Ou plutôt, donnez-moi toujours le bras, mais ne me dites pas un mot. Je ne veux pas être troublée dans mes réflexions…

Cette injonction, en tout cas, était superflue : pour garder le silence pendant toute la promenade, le prince n’avait certes pas besoin qu’on le lui ordonnât. Son cœur s’était mis à battre avec violence quand Aglaé avait parlé du banc. Au bout d’une minute, il eut honte de l’idée absurde qui lui était venue à l’esprit…

Les jours ouvrables, comme on sait, le Waux-Hall de Pavlovsk est mieux fréquenté que les jours fériés où Pétersbourg lui envoie des visiteurs « de toute espèce ». Pour n’être pas endimanché, le public ne laisse pas d’être élégant.