Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/61

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chera pas de la maison voisine pour lui tomber sur la tête. Cette brique allait maintenant tomber sur le public comme il faut, qui était en train d’écouter la musique.

Pour se rendre du Waux-Hall à la petite place où est installé l’orchestre, il faut descendre trois marches. Arrivée près de cet escalier, la bande s’arrêta ; tandis que les autres hésitaient à pousser plus avant, une des femmes se mit en devoir de descendre ; dans son entourage deux hommes seuls osèrent la suivre. L’un était un monsieur entre deux âges, qui avait l’air assez modeste ; son extérieur était convenable sous tous les rapports, mais il paraissait être de ces gens qui ne connaissent jamais personne et que personne ne connaît. L’autre fidèle était tout déguenillé et avait une mine fort équivoque. À l’exception de ces deux-là, nul n’accompagna la dame excentrique ; néanmoins elle descendit les marches sans même jeter un regard derrière elle : qu’on la suivit ou non, cela semblait lui être parfaitement égal. Comme tout à l’heure, elle riait et parlait bruyamment. Sa toilette était fort riche, mais d’une élégance un peu trop tapageuse. Elle passa devant l’orchestre, se dirigeant vers l’autre côté de la place où une calèche attendait au bord du chemin.

Il y avait déjà plus de trois mois que le prince ne l’avait vue. Depuis son arrivée à Pétersbourg, il se proposait chaque jour de lui faire visite ; mais, peut-être, un secret pressentiment l’en empêchait. Du moins, il ne pouvait deviner ce qu’il éprouverait en se retrouvant avec elle, et parfois il essayait, non sans appréhension, de se le représenter. Une seule chose était claire pour lui, c’est que cette rencontre serait pénible. Plusieurs fois durant ces six mois il s’était rappelé ce qu’il avait ressenti tout d’abord, non pas même en présence de cette femme, mais devant son portrait, et cette impression, il s’en souvenait, avait été très-douloureuse. Le mois qu’il avait passé en province dans des rapports presque journaliers avec Nastasia Philippovna avait été rempli pour lui de tels tourments, que parfois même le prince aurait voulu