Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/82

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enfant qui a envie d’un jouet, et tu ne comprends pas l’affaire. Ce que tu me dis maintenant, tu l’as déjà écrit dans ta lettre, mais est-ce que je ne te crois pas ? Je crois à chacune de tes paroles, je sais que tu ne m’as jamais trompé, que tu ne me tromperas jamais, et malgré cela je ne t’aime pas. Tu m’écris que tu as tout oublié, que le seul Rogojine resté dans ton souvenir c’est celui avec qui tu as fraternisé et non celui qui a levé un couteau sur toi. Mais que sais-tu de mes sentiments ? (Rogojine sourit de nouveau.) Peut-être, depuis lors, ne me suis-je pas une seule fois repenti de ce que j’ai fait, et tu m’envoies ton pardon fraternel. Il se peut que le soir même j’aie pensé à tout autre chose, et que cela…

— Tu l’aies oublié ! acheva le prince : — mais j’en suis sûr ! Je parie qu’alors tu es allé immédiatement prendre le train pour Pavlovsk, qu’arrivé ici tu t’es fait conduire au Waux-Hall, qu’ensuite tu n’as pas cessé de la suivre des yeux dans la foule, exactement comme aujourd’hui. Et tu crois m’étonner ! Mais si tu n’avais pas été alors dans un état qui ne te permettait de penser qu’à une seule chose, peut-être que tu n’aurais pas levé le couteau sur moi. Ce jour-là, dès le matin, en te regardant, j’ai pressenti cela ; sais-tu comme tu étais alors ? C’est peut-être quand nous avons échangé nos croix que cette idée a commencé à s’agiter dans ma tête. Pourquoi m’as-tu alors conduit auprès de ta mère ? C’était une précaution que tu prenais contre toi-même, n’est-ce pas ? Évidemment tu as fait cela sans y penser, par une sorte d’instinct, comme c’est instinctivement aussi que je m’en suis douté… Nous avons eu tous les deux la même sensation en ce moment. Si alors tu n’avais pas levé sur moi ta main (que Dieu a détournée), combien à présent je serais coupable envers toi, t’ayant soupçonné comme je l’ai fait ! (Mais ne fronce pas le sourcil ! Eh bien, pourquoi ris-tu ?) « Je ne me suis pas repenti ! » Mais lors même que tu voudrais te repentir, tu ne le pourrais peut-être pas, car tu me détestes. Et j’aurai beau être vis-à-vis de toi aussi innocent qu’un ange, tu ne pourras jamais me souffrir, tant que tu