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le joueur

étaient invitées Hortense, Lisette, Cléopâtre (d’assez belles femmes), avaient pris l’autre moitié de mes cent mille francs. Pendant ces soirées, je jouais le rôle stupide de maître de maison, traitant avec politesse des marchands enrichis et idiots, de petits officiers d’une effronterie et d’une sottise intolérables, des écrivassiers misérables et des journalistes, qui, tous, vêtus de fracs à la mode, gantés à la couleur de la saison, me parurent plus fats que nos Pétersbourgeois, et pourtant… Ils essayèrent même, une fois, de s’amuser de moi ; mais je leur faussai compagnie, et en fus quitte pour aller faire un somme dans une chambre vide. Tout cela m’écœurait.

— C’est un outchitel, disait Blanche. Il a gagné deux cent mille francs, et sans moi il n’aurait pas su les dépenser. Dans quelques jours il redeviendra outchitel. Connaissez-vous une place qui lui convienne ? Il faut faire quelque chose pour lui !

Je buvais souvent du champagne, me sentant horriblement triste. Je vivais dans le plus bourgeois des mondes, où chaque sou était compté et pesé ! Blanche me détestait durant les quinze premiers jours, je m’en aperçus. Il est vrai qu’elle m’habillait en dandy et nouait elle-même ma cravate. Mais, entre quatre murs, elle ne me cachait pas son mépris. Je ne m’en souciais point. Ennuyé et morne, j’allais tous les jours au Château des Fleurs, où je m’enivrais régulièrement chaque soir et apprenais le cancan, qu’on danse très mal, soit dit en passant. J’y acquis un certain talent qui me valut de la célébrité.

Enfin, Blanche me comprit. Elle s’était imaginé que j’allais la suivre avec un crayon et du papier, pour noter combien elle dépensait, combien elle volait, et combien elle dépenserait ou volerait encore. Elle préparait des répliques pour chaque observation qu’elle attendait de moi, et comme je ne lui en faisais aucune, elle répliquait d’avance, parfois très violemment ; puis, voyant que je restais toujours silencieux, étendu sur la chaise longue