Page:Dostoïevski - Le Joueur - Les Nuits Blanches, trad. Kaminski, ed. Plon, 1925.djvu/135

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
129
le joueur

— Il m’a perdu ! il m’a volé ! Il m’a égorgé ! Ç’a été mon cauchemar pendant deux années entières. C’était… c’était… Oh ! ne m’en parlez jamais.

Je m’aperçus qu’une intimité s’établissait entre Blanche et lui ; d’ailleurs, elle m’en parla elle-même, huit jours avant notre séparation.

— Il a de la chance, me disait-elle. La babouschka est, cette fois-ci, réellement malade et va mourir. M. Astley vient de le lui télégraphier, il est le seul héritier. N’eût-il pas même cet héritage, je l’épouserais quand même. Il a toujours sa pension ; il vivra dans une chambre à côté de la mienne et sera tout à fait heureux. Moi, je serai « madame la générale ». Je serai reçue dans le grand monde (c’était son rêve), je deviendrai plus tard une pomestchitsa[1] russe. J’aurai un château, des moujiks, sans compter mon million.

— Et s’il devient jaloux, s’il exige… Dieu sait quoi, tu comprends ?

— Oh ! non ; il n’osera. D’ailleurs, n’aie pas peur, j’ai pris mes précautions. Je l’ai déjà forcé de signer plusieurs billets au nom d’Albert. À la moindre peccadille, je saurais comment le punir. Mais non, il n’osera même pas.

— Eh bien ! épouse-le…

On célébra le mariage sans aucune solennité, en famille, sans bruit. On invita Albert et quelques amis. Hortense et Cléopâtre n’en étaient pas. Le fiancé paraissait très content de lui. Blanche lui noua elle-même sa cravate, le coiffa, le pommada, et, avec son habit de gala et son gilet blanc, il était très comme il faut.

— Très comme il faut, il est tout à fait bien, me déclara Blanche en sortant de la chambre du général, comme si cela l’étonnait elle-même.

Je m’intéressais si peu à tous ces détails, dont j’étais le spectateur distrait, que j’en ai presque perdu le souvenir.

  1. Féminin de pomesitchik, seigneur terrien.