Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/247

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main, car je puis me tromper et confondre le crocodile avec quelque autre animal. Une seule considération m’inquiète : comme je suis vêtu de drap et chaussé de bottes, il est bien certain que le crocodile ne peut me digérer. De plus, je suis en vie et m’oppose à une telle absorption de toutes les forces de ma volonté, car je ne veux à aucun prix subir l’ordinaire transformation des aliments ; ce serait trop humiliant pour moi. Mais le drap de mes vêtements est, par malheur, de fabrication russe et je crains qu’il ne puisse résister à un séjour de mille ans dans l’intérieur de cette bête. Il finirait par se désagréger et moi, resté sans protection je pourrais bien en arrivera être digéré, quelque résistance que j’y oppose. Pendant toute la journée, je ne le permettrais pas, mais, la nuit ! dans le sommeil, alors que la volonté s’éloigne de l’homme, ne risqué-je pas ce sort humiliant d’être assimilé comme une pomme de terre, comme des beignets ou du veau ! Une telle pensée me met en fureur. Ne fût-ce que pour éviter dépareilles conjonctures, il faudrait changer le tarif des douanes et protéger l’importation des draps anglais qui plus solides que les nôtres, résisteraient plus longtemps aux forces absorbantes de la nature lorsque celui qu’ils couvriraient aurait à pénétrer dans un crocodile. A la première occasion, je ferai part de cette vue à quelque homme d’État en même temps qu’aux lecteurs de nos grands quotidiens, afin de provoquer un mouve-