Page:Dostoïevski - Le Sous-sol, 1909.djvu/261

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« Bon ! me dis-je, inutile de demander si le moricaud vient ce soir ! »

Au bureau, comme de juste, je ne fis rien voir des soucis qui me rongeaient. Mais je ne fus pas long à m’apercevoir que plusieurs de nos journaux les plus progressistes circulaient de mains en mains et que mes collègues les lisaient avec une grande attention. Le premier qui parvint jusqu’à moi était La Feuille, gazette sans orientation politique bien nette, mais de tendances humanitaires, ce qui ne la faisait considérer chez nous qu’avec un certain mépris, bien qu’on la lût. Voici ce que j’y trouvai et qui ne laissa pas que de me surprendre :

« D’étranges bruits couraient hier dans notre grande capitale, si bien parée de ses magnifiques monuments. Un certain N…, gastronome fort connu dans le grand monde, sans doute las de la cuisine de Borel comme celle du cercle… ski, pénétra dans le Passage et se dirigea vers l’endroit où l’on exhibe un énorme crocodile et demanda qu’on lui préparât le monstre pour son dîner. S’étant entendu avec le propriétaire, il ne tarda pas à se mettre à table et commença de le dévorer — non pas le propriétaire, Allemand modeste et ordonné, mais le crocodile, qu’il attaqua tout vivant, y coupant au moyen de son canif d’énormes bouchées juteuses qu’il avalait gloutonnement.

» Petit à petit, le crocodile tout entier disparut