Page:Dostoïevski - Un adolescent, trad. Bienstock et Fénéon, 1902.djvu/27

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ne fallait-il voir là qu’une marque nouvelle de l’an­cienne indifférence...

Je me décidai à déférer à l’invitation de Versilov. Rien là qui compromît la réalisation de mon rêve. Si la voie où j’allais m’engager m’éloignait du but, je saurais à temps bifurquer ou revenir sur mes pas ; je romprais avec ma « famille » et m’enfermerais dans ma carapace. « Oui, je m’y enfermerai comme une tortue. » Cette comparaison me plut, et, conti­nuant à ratiociner : « Jamais je n’abandonnerai mon projet, quand ils me plairaient tous, là-bas, quand ils me donneraient le bonheur, quand je vivrais dix ans avec eux. » Dans ce conflit entre la rigidité de mon projet et les compromissions qu’impliquaient les conditions de cette vie nouvelle, il y avait, me semble-t-il, le germe des nombreuses imprudences que j’ai commises au cours de cette année, de mes lâchetés, de mes vilenies et de mes sottises.

Cet homme qui m’avait délaissé et humilié, avais-je pour lui de l’amour, ou de la haine ? Je ne sais ; mais toutes les songeries de mon enfance s’étaient concentrées sur lui, pendant des années, obstiné­ment. Un père, j’allais enfin avoir un père... cette pensée m’enivrait, tandis que le wagon m’emportait vers Pétersbourg, et je me complaisais aussi dans cette pensée que j’allais paraître là-bas en justicier et en maître. On pourrait se méprendre au sens de mes paroles : je dirai donc ici que c’étaient des sentiments généreux qui bouillonnaient en moi. Versi­lov s’attendait sans doute (mais se donnait-il seule­ment la peine de penser à moi?) à se trouver en pré­sence d’un petit garçon, d’une espèce de blanc-bec prêt à s’ébahir de la moindre vétille : or, je connais­sais déjà les dessous des choses, et je détenais à son