Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/56

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Mon père s’avança. Le valet lui tendit une enveloppe en disant qu’il venait de la part de B… qui était en ce moment chez le prince. L’enveloppe contenait un billet d’entrée pour le concert de S…

L’apparition du valet en riche livrée qui prononçait le nom du prince son maître, lequel envoyait exprès chez le pauvre musicien Efimov, tout cela produisit pour un moment une très forte impression sur maman. J’ai dit tout au commencement de mon récit, en parlant de son caractère, que la pauvre femme aimait toujours mon père. Et maintenant, malgré huit années d’angoisses et de souffrances continuelles, son cœur n’avait pas changé. Elle pouvait encore l’aimer ! Qui sait, peut-être entrevit-elle soudain un changement de son sort. L’ombre même d’un espoir pouvait agir sur elle. Qui sait, peut-être elle aussi était-elle contaminée par la confiance inébranlable de son fol époux. Il était même impossible que cette confiance n’eût pas eu quelque influence sur elle, faible femme ; et en un instant elle pouvait faire des milliers de suppositions sur l’intention du prince. En ce moment, elle était prête de nouveau à se tourner vers son mari, à lui pardonner tout et même son dernier crime, la corruption de son unique enfant, et, dans un accès d’enthousiasme et d’espoir, de voir en ce crime une simple faute, un manque de caractère dû à sa misère, à sa vie rebutante, à sa situation désespérée. Tout en elle était enthousiasme, et, en ce moment, elle était prête au pardon et à la pitié infinie pour son malheureux époux.

Mon père commençait à s’agiter. Lui aussi était frappé de l’attention du prince et de B… Il échangea quelques mots à voix basse avec maman, et elle sortit. Deux minutes après, elle revint apporter l’argent qu’elle était allée changer, et mon père donna un rouble au valet qui partit en saluant très poliment. Ensuite maman, qui était de nouveau sortie pour un moment, rapporta un fer à repasser, prit la plus belle chemise de son mari et se mit à la repasser. Elle lui attacha elle-même une cravate blanche, qui était conservée à tout hasard dans sa garde robe, ainsi que son habit noir, très élimé, qu’il s’était fait faire quand il était rentré au théâtre. Quand sa toilette fut terminée, mon père prit son chapeau et, avant de sortir, demanda un verre d’eau. Il était pâle, fatigué, et s’assit sur une chaise. C’est moi qui lui donnai l’eau. Peut-être un