Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/72

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cin. Indispensable homme vigoureux, maître de ses nerfs, résolu, connaissant l’entomologie, et renseigné de préférence sur coléoptères. Se présenter en personne, aujourd’hui même, avant midi, 77 bis, Brook Street ».

J’ai déjà dit mon goût très vif pour la zoologie. L’étude des insectes m’intéressait entre toutes ; et j’avais, entre tous les insectes, étudié les scarabées. Les collectionneurs de papillons ne manquent pas ; mais les scarabées comptent des variétés infiniment plus nombreuses, et, chez nous, plus accessibles : ce qui explique que j’eusse tourné vers eux mon attention et formé une collection qui comprenait bien une centaine de variétés. Quant aux autres particularités requises dans l’annonce, je me savais capable de dominer mes nerfs, et j’avais gagné le prix du lancement des poids aux épreuves sportives entre hôpitaux. J’étais l’homme manifestement désigné pour la fonction vacante. Cinq minutes plus tard, un cab me portait vers Brook Street.

Chemin faisant, je réfléchissais, tâchant à conjecturer de mon mieux quelle sorte d’emploi pouvait réclamer des qualités aussi singulières. De la vigueur, de la résolution, une éducation médicale, et la connaissance des scarabées… comment se conciliaient entre elles ces diverses exigences ? Puis, il y avait ceci de décourageant que la situation, loin d’être stable, dût, au contraire, prendre fin d’un jour à l’autre. Plus j’y songeais, moins je comprenais ; mais, au bout du compte, j’en revenais toujours à me dire que, quoi qu’il arrivât, je n’avais rien à perdre, puisque j’avais épuisé mes ressources et que n’importe quelle aventure, même désespérée, venait à son heure pourvu qu’elle m’apportât honnêtement quelques souverains. On craint d’échouer quand on peut avoir à payer son échec : la Fortune n’avait rien à tirer de moi en cas d’insuccès. Je ressemblais au joueur décavé à qui l’on permet encore de tenter la chance.

La maison portant le numéro 77 bis de Brook Street était une de ces tristes mais imposantes demeures, brunes de couleur, plates de façade, respectables et solides d’aspect, où se reconnaît le style des George. Un jeune homme en sortait au moment où je descendais du cab, et je le vis s’éloigner rapidement dans la rue. Mais j’observai qu’en passant devant moi il me jeta un regard où la curiosité se mêlait de malveillance. Sa rencontre me parut d’un bon augure : car il avait tout l’air d’un candidat évincé ; et le dépit qu’il ressentait de mon arrivée signifiait sans doute que la place demeurait libre. Je gravis plein d’espoir les larges degrés du perron, et, soulevant le lourd marteau de la porte, je frappai.

Un valet de pied, en poudre et livrée, vint m’ouvrir. Évidemment, j’avais affaire à des gens riches et du grand monde.

— Vous désirez, Monsieur ?… interrogea le domestique.

— J’ai lu dans le Standard

— C’est bien. Lord Linchmere va vous voir à l’instant dans la bibliothèque.

Lord Linchmere ?… Je connaissais le nom, mais il ne me rappelait pour l’instant rien de précis. Je suivis le domestique ; et il m’introduisit dans une vaste pièce meublée de livres, où était assis, derrière un bureau, un homme de petite taille, à la figure avenante, mobile et soigneusement rasée, avec de longs cheveux gris brossés en arrière. Il m’examina des pieds à la tête, d’un œil malicieux et pénétrant, tout en tenant de la