Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais si les opinions étaient quelque peu partagées quant à la beauté de cette installation, il n’en allait pas de même de son utilité qui, elle, était incontestable. Pour le voyageur exténué qui cheminait péniblement sur la route de Buckhurst, dans la direction de l’Écluse, la chaude lueur qu’on aperçoit sur le sommet de la colline devenait un rayon d’espérance et un avant-goût de bien-être. Ces trous mêmes, à propos desquels les voisins d’Abe Durton faisaient tant de gorges-chaudes, servaient précisément au contraire à répandre une atmosphère lumineuse autour de la cabane et la rendait doublement accueillante par une nuit telle que celle où commence le récit qu’on va lire.

Il n’y avait, ce soir-là, qu’un seul homme dans la cabane, et cet homme, c’était celui qui en était le propriétaire, Abe Durton lui-même, « Ossailles », comme l’avaient surnommé ses camarades.

Abe était assis en face de son grand feu de bois, considérant d’un œil morne les flammes dansantes, et décochant de temps à autre un coup de pied rageur à un fagot qui menaçait de s’éteindre. Sa blonde figure saxonne, aux yeux francs et naïfs, à la barbe hirsute et jaunâtre, éclairée par les reflets dansants de l’âtre, se découpait avec des contours nets et précis sur le fond sombre de la pièce. C’était un visage mâle et résolu que celui d’Abe Durton, et pourtant un physionomiste un peu habile n’aurait pas été sans remarquer qu’il y avait, dans les lignes de sa bouche, quelque chose qui dénotait un certain manque de volonté, une sorte d’indécision qui formait un étrange contraste avec ses épaules herculéennes et ses membres musclés. Abe était une de ces natures simples et confiantes qu’il est aussi facile de diriger qu’impossible de commander, et c’est cette bien-heureuse souplesse de caractère qui faisait de lui tout à la fois le bouc-émissaire et le préféré des habitants de l’Écluse.

La raillerie, en ce primitif établissement de chercheurs d’or, était souvent poussée très loin, mais on avait beau dire et beau faire, jamais aucune expression mauvaise n’apparaissait sur la figure d’Ossailles, jamais aucune pensée méchante ne troublait son cœur honnête. C’est seulement lorsqu’il croyait qu’on voulait faire offense à son associé qu’on le voyait se départir de sa placidité habituelle ; alors, sa mâchoire inférieure s’avançait, menaçante, ses yeux bleus dardaient des éclairs courroucés, et cela en disait si long que les plus acharnés moqueurs s’empressaient de couper court à leurs boutades pour entamer une longue et grave dissertation sur la pluie et le beau temps.

— Le patron est en retard ce soir, murmura-t-il en se levant et en s’étirant de tous ses membres. Mince quel temps de chien ! Pas vrai, Blinky ?

Blinky était un hibou songeur et sage, dont le bien-être était un objet de sollicitude constante pour son maître qu’il contemplait en ce moment avec gravité du haut de la poutre sur laquelle il se tenait perché.

— C’est bien dommage que tu ne puisses pas parler, Blinky, poursuivit Abe en regardant son compagnon à plumes. Tu as toujours l’air de si bien comprendre. Et puis, je ne sais pas, tu as quelque chose d’un peu mélancolique, mon vieux. Tu auras été malheureux en amour dans le temps que tu étais jeune, sans doute. Tiens, à propos d’amour, ajouta-t-il, ça me fait penser que je n’ai pas vu Susan aujourd’hui.

Et, allumant un bout de bougie qui était fiché dans le goulot d’une bouteille noire posée sur la table, il traversa la pièce et se mit à étudier attentivement l’un des portraits que lui et son associé avaient découpés dans des journaux illustrés et qu’ils avaient collés aux murs.

Celui qu’il était en train d’examiner représentait une actrice vêtue d’un chatoyant costume et qui, un bouquet à la main, minaudait bêtement devant des spectateurs imaginaires. Cette photographie, pour des raisons qu’il serait malaisé de définir, avait causé une impression des plus vives sur le cœur sensible du mineur. Pour se la rendre plus familière sans doute, il l’avait, un beau jour, baptisée solennellement et à tout hasard Susan Banks et en avait fait son prototype de la beauté féminine.

— Vous voyez, ma Susan, avait-il coutume de dire lorsqu’un voyageur, venant de Buckhurst, ou même de Melbourne, lui décrivait les charmes de quelque blonde Circée rencontrée par lui dans l’une de ces villes. Elle n’a pas sa pareille, ma Sue. Si jamais vous retournez dans notre vieille Angleterre, demandez qu’on vous la fasse voir. C’est Susan Banks qu’elle s’appelle, et j’ai son portrait chez nous, à la cambuse.

Abe était encore en extase devant sa belle lorsque la porte grossière s’ouvrit avec violence. Une trombe d’eau et de grésil s’engouffra immédiatement dans la cabine, masquant presque, sur le moment, un jeune homme qui venait d’y faire irruption et qui maintenant s’efforçait de refermer la porte, chose assez difficile en raison de la tourmente. Avec l’eau qui ruisselait sur ses longs cheveux et retombait sur sa figure pâle, aux traits fins, on l’eût pris pour un dieu de la tempête.

— Eh bien, demanda-t-il d’un ton bourru, il n’y a donc rien à manger, ce soir ?

— Si fait ; le souper est là, tout prêt, lui répondit avec entrain son compagnon en indiquant du doigt une grosse marmite qui bouillait auprès du feu. Tu es plutôt mouillé, mon pauvre vieux.

— Mouillé ? gronda l’autre. Dis plutôt que je suis trempé comme une soupe. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors… en tout cas pas un chien pour lequel on a un peu d’estime. Passe-moi ce paletot sec qui est accroché au clou, là-bas.

Jack Morgan, « le patron », comme on l’appelait communément, appartenait à une catégorie d’individus beaucoup plus répandue qu’on ne serait tenté de le supposer dans les mines, à cette époque où venait d’éclater pour la première fois la fièvre de l’or. C’était un garçon de bonne famille, qui avait reçu une éducation choisie et conquis tous ses grades universitaires.

Si les choses avaient suivi normalement leur cours, le patron serait sans doute devenu quelque pasteur zélé, ou quelque vaillant professeur acharné vers le but à atteindre ; mais le destin en avait décidé autrement — le destin, et aussi quelques particularités latentes de son caractère dont il avait hérité peut-être de son aïeul, le vieux Sir Henry Morgan, qui avait fondé la famille avec des pièces de huit courageusement conquises aux Espagnols sur les hautes mers.

C’est, à n’en point douter, ce sang aventurier qui bouillait dans ses veines qui l’avait décidé à prendre ce parti décisif : sauter une nuit par la fenêtre de la chambre qu’il occupait dans la cure du pasteur, son père, et abandonner parents et amis pour s’en aller tenter la chance dans les champs d’or australiens avec une pelle et une pioche.

Les rudes habitants de l’Écluse d’Harvey n’avaient pas tardé à s’apercevoir qu’en dépit de ses manières délicates et de sa figure efféminée, ce petit bonhomme était doué d’un courage tenace et d’une indomptable volonté, deux choses qui eurent le don de le faire respecter aussitôt dans cette communauté où l’énergie était considérée comme l’un des plus remarquables attributs de l’homme. Personne ne savait au juste à la suite de quelles circonstances il s’était associé avec Ossailles ; mais il est un fait certain, c’est qu’ils s’étaient associés, et que depuis lors, la bonne et simple nature du plus vigoureux n’avait cessé d’admirer avec une sorte de respect superstitieux l’esprit de décision et la clarté de raisonnement de son plus faible compagnon.