Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/35

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— À la bonne lettre ! cela va mieux, dit le patron, en se laissant tomber sur la chaise restée vacante devant le feu, et en regardant Abe disposer sur la table les deux assiettes de métal, avec les couteaux à manche de corne et les fourchettes exagérément pointues. Retire tes bottes de mine, Ossailles ; il est inutile de remplir la cabine de terre rouge. Là ! et maintenant viens t’asseoir ici.

Son géant d’associé s’approcha timidement et se percha sur le haut d’une barrique.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-il.

— Ce qu’il y a ? il y a que les actions montent, mon vieux, lui répondit son compagnon en sortant un journal froissé de la poche du vêtement trempé d’où s’élevait un nuage de vapeur. Tiens, regarde. Voici la Buckhurst Sentinel. Lis cet article… il parle d’une hausse sur la mine de Conemara. Nous possédons un assez joli lot d’actions ! de cette affaire, mon garçon, et si nous les vendions aujourd’hui, j’estime que nous en retirerions un beau bénéfice. Mais il sera plus sage, je crois, d’attendre.

Pendant qu’il parlait ainsi, Abe Durton s’efforçait péniblement d’épeler l’article en question, suivant les lignes du bout de son gros index rugueux et marmottant les mots dans sa moustache jaune.

— Deux cents dollars par action, s’écria-t-il en relevant la tête. Mais dis donc, compagnon, nous en avons chacun cent actions à nous. Ça nous donnerait par conséquent vingt mille dollars ! Avec ça, on pourrait bien retourner au pays.

— Tais-toi donc ! protesta le patron. Nous ne sommes pas venus ici pour récolter seulement une misérable somme de vingt mille dollars. Tu verras que cela montera encore. Sinclair – tu sais, l’expert – a été visiter la mine, et il affirme qu’elle contient la couche de quartz la plus magnifique qu’il ait jamais vue. Il ne s’agit plus que de se procurer les machines nécessaires pour la briser.

Après cela il y eut, dans leur conversation, une longue pause, pendant laquelle ils écoutèrent le tumulte du vent qui hurlait et sifflait autour de la cabane étroite.

— Y a-t-il du nouveau à Buckhurst ? demanda enfin Abe en se levant pour aller retirer leur souper de la marmite.

— Pas grand’chose, lui répondit son compagnon. Joe Le Borgne a été tué d’un coup de revolver par Billy Reid, dans le magasin de Mc Farlane.

— Ah, soupira Abe d’un ton indifférent.

— Les bushrangers[1] ont assiégé et pillé la station de Rochdale. Il paraît qu’ils se dirigent maintenant de ce côté-ci.

Le mineur, qui était occupé à verser du whisky dans le cruchon, laissa échapper un petit sifflement.

— C’est tout ? s’informa-t-il.

— Je ne me rappelle pas avoir appris autre chose de bien important, à part que les noirs ont tenté de s’insurger du côté de New Sterling, et que l’expert a acheté un piano et va faire venir sa fille de Melbourne pour l’installer dans la maison neuve qui fait face à la sienne, de l’autre côté de la route. Tu vois par là mon ami, que nous allons avoir de quoi nous distraire, ajouta-t-il en s’asseyant et en commençant à attaquer le plat qui était devant lui. Il paraît que c’est une beauté, mon vieux Ossailles.

— En tout cas, je suis bien sûr d’une chose, c’est que ma Sue pourra encore lui rendre des points sur ce chapitre-là, riposta l’autre.

Jack Morgan sourit en portant les yeux vers l’éblouissant portrait collé à la cloison de bois. Mais soudain, il lâcha son couteau et demeura immobile, l’oreille tendue. Au milieu du vacarme du vent et de la pluie, on distinguait un grondement sourd et prolongé qui n’était évidemment pas produit par les éléments.

Les deux hommes coururent à la porte et regardèrent anxieusement parmi les ténèbres du dehors. Au loin, sur la route de Buckhurst, ils virent une lueur qui avançait. Le grondement sourd, lui aussi, se rapprochait de plus en plus.

— C’est une voiture qui vient par ici, affirma Abe.

— Où va-t-elle ?

— Sais pas. Elle va probablement passer le gué.

— Le gué ? Mais tu n’y songes pas, voyons ! Le gué doit avoir six pieds de profondeur avec le temps qu’il fait, et je suis sûr que le courant est formidable.

La lumière, suivant rapidement la courbe de la route, était devenue toute proche, et l’on distinguait nettement le galop des chevaux et le fracas des roues, qui, à en juger par le bruit, devaient aller à une allure désordonnée.

— Nom de nom, mais les chevaux sont emballés !

— Sale histoire pour celui qui est dans la voiture.

Il y avait chez les habitants de l’Écluse d’Harvey un grossier individualisme, en vertu duquel chacun devait supporter le poids de ses propres malheurs, mais ne témoignait en revanche que peu de pitié à l’égard de ceux de ses voisins. Le sentiment qui dominait surtout chez ces deux hommes tandis qu’ils observaient les feux agités des lanternes dans leur course folle n’était à vrai dire qu’un sentiment de curiosité.

— S’il ne les arrête pas avant d’arriver au gué, il est flambé, constata Abe avec résignation.

Soudain, il se produisit une courte accalmie au milieu de la tempête. Cela ne dura qu’un instant, mais dans cet instant le vent apporta aux oreilles des deux hommes un long cri qui les fit tressaillir et s’entreregarder, puis dévaler comme des fous la pente abrupte qui conduisait à la route en contre-bas.

— Une femme, par Dieu ! haleta Durton, insouciant du péril qu’il courait lui-même en sautant par dessus le trou béant d’un puits de mine.

Morgan était le plus léger et le plus agile. Aussi ne tarda-t-il pas à prendre les devants sur son robuste compagnon. Une minute après, essoufflé, nu-tête, il était déjà debout au milieu de la route boueuse et molle, tandis que son compagnon descendait encore la pente avec difficulté.

La voiture était à présent tout près de lui. Dans la lumière des lanternes, il discernait les maigres chevaux australiens qui, terrifiés par l’ouragan et par le bruit de leur propre galopade, dévalaient ventre à terre la côte rapide conduisant au gué. Sans doute le conducteur aperçut-il la figure pâle et résolue qui s’était plantée en travers de son chemin, car il cria quelques mots d’avertissement inintelligibles et tenta un suprême effort pour arrêter son attelage. Il y eut un grand cri, un juron, un grincement sinistre, et Abe, accourant à toutes jambes, arriva juste à temps pour voir deux chevaux furieux et affolés qui se cabraient en l’air, enlevant de terre une mince silhouette cramponnée à leurs brides. Le patron, avec cette prodigieuse adresse à calculer son coup qui avait fait de lui le plus parfait cricketer de sa génération, avait, sans une seconde d’hésitation, empoigné les brides au-dessous du mors et s’y était, maintenu agrippé avec une muette ténacité. Au bout d’un instant, comme les chevaux abaissaient subitement la tête, il retomba avec un bruit mat sur la route, mais lorsque les deux bêtes hennissantes voulurent se ruer à nouveau en avant, elles s’aperçurent que l’homme qui avait glissé sous leurs sabots de devant n’avait quand même pas lâché prise.

— Tiens-les, Ossailles, s’écria-t-il tandis que le géant s’élançait à son aide et empoignait les rênes.

— Ça va, mon vieux, je les tiens, répondit ce dernier en maintenant solidement les chevaux qui, se voyant enfin domptés, se calmaient peu à peu.

— Relève-toi, Patron, il n’y a plus de danger.

  1. Bandits de grands chemins qui parcourent la brousse en tous sens.